Par Jean-Michel Landry, mai 2018
Dans son livre 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, l’auteur Jonathan Crary analyse le désir capitaliste de faire de l’être humain une créature capable de travailler et de consommer sans relâche, jour et nuit.
Le bruant à gorge blanche, un oiseau qui reviendra dans le ciel québécois ce mois-ci, intéresse grandement les scientifiques du département de la défense américaine. Ce petit migrateur connu pour son chant qui rappelle la phrase « Où es-tu Frédéric, Frédéric ? » se distingue par sa rare capacité à rester éveillé durant sept jours d’affilée. Contrairement à ses compagnons de vol, le bruant à gorge blanche parvient ainsi à naviguer durant la nuit et à passer ses journées à la recherche de nourriture — le tout sans prendre un moment de repos. Comment et dans quelle mesure ce comportement est-il transférable dans le monde humain ? Voilà la question qui anime les chercheurs. L’objectif, on l’aura compris, est de créer un soldat qui ne dorme pas ; un être humain qui puisse avancer, encercler, patrouiller et combattre sans devoir se mettre au lit.
Ces recherches scientifiques ne sont toutefois que les plus récentes étapes d’un projet à la fois plus vaste et plus ancien visant à faire de l’être humain une créature capable de travailler et de consommer sans relâche, jour et nuit. Ce projet, M. Jonathan Crary l’analyse dans son livre, intitulé 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (éditions La découverte, Paris), dont cet article reprend les grandes lignes. Le désir de réduire le besoin corporel de sommeil n’est pas nouveau, nous dit Crary. À mesure que l’Europe s’industrialise, aux 18e et 19e siècles, le sommeil se voit graduellement associé à la passivité, à l’oisiveté et à la perte de productivité. Il est vrai que, d’un point de vue strictement économique, le sommeil est parfaitement inutile, car il interrompt le temps de travail et érige une limite sur laquelle se bute le capitalisme depuis plus de deux cents ans. Alors que la plupart des besoins humains (la faim, la soif, le désir sexuel, etc.) sont désormais entrés dans le grand cirque de la consommation, le besoin de sommeil semble indomptable et irréconciliable avec la logique du profit : sans dormir, le travailleur ne peut travailler.
Le capitalisme contemporain ne s’avoue pas vaincu pour autant, et la vieille guerre contre le sommeil s’intensifie à notre époque. Quelques statistiques suffisent à démontrer que le sommeil n’est peut-être pas complètement indomptable. « L’adulte américain moyen, écrit Crary, dort aujourd’hui environ six heures et demie par nuit, soit une érosion importante par rapport à la génération précédente, qui dormait en moyenne huit heures, sans parler du début du siècle dernier où — même si cela paraît invraisemblable — cette durée était de dix heures. » Les pratiques changent aussi : un nombre croissant de personnes se lèvent la nuit pour consulter leurs courriels ou encore pour accéder à leurs données personnelles. Impossible de savoir si les recherches actuelles sur le bruant à gorge blanche aboutiront éventuellement à la création d’un être humain qui (comme nos appareils électroniques) ne cesserait jamais de fonctionner et s’activerait d’un seul mouvement de la main. Pour repousser ce cauchemar, évitons de croire que le sommeil n’est qu’une simple pause. C’est, comme on le disait jadis en Grèce antique, ce qui permet aux êtres humains de mettre de l’ordre dans les émotions et les événements de la veille. C’est un processus actif de reconstruction.