Texte original en espagnol.
Omar Vera – journaliste, techno-activiste, chercheur en communication et directeur du site d’information El Turbión – mai 2021
La grève nationale en Colombie arrive à sa cinquième semaine de manifestations continues contre le gouvernement d’Iván Duque et la répression brutale des jeunes.
Une déclaration de guerre contre un ennemi qui ne porte pas d’armes ni d’uniformes, un déploiement massif de policiers et soldats dans des zones exemptes de combats et de tirs, mais où les gens meurent, sont blessés, mutilés, intentionnellement aveuglés, torturés, abusés sexuellement ou portés disparus. Voilà ce que le président colombien, Iván Duque, a ordonné, parallèlement aux rencontres gouvernementales avec certaines des organisations participant à la grève nationale qui, depuis le 28 avril, se poursuit en Colombie.
En effet, Duque a ordonné le déploiement des troupes de l’armée – qui a été la plus notablement accusée de violations des droits de l’homme sur le continent – afin de dégager les routes et les rues du pays bloquées par les manifestants, c’est-à-dire qu’il a envoyé des militaires fortement armés, entraînés et bien financés pour attaquer des civils qui n’ont ni armes, ni formation, ni argent, en arguant que ces soldats« font tout ce qu’ils doivent pour rétablir l’ordre ». Cette dernière affirmation a des conséquences plus que prévisibles. Le coût de la stratégie erratique du président, qui combine une répression brutale et des appels à un dialogue comportant peu de clarté et encore moins de garanties, a été extrêmement élevé : au moment d’écrire ces lignes, soit le vendredi 21 mai 2021, il y avait 2905 cas rapportés de violence policière, 855 victimes de violence physique, 43 meurtres, 21 cas de violence à caractère sexuel, 1264 arrestations de manifestants, 146 personnes blessées par balle, 500 personnes rapportées disparues et 39 personnes ayant subi des blessures permanentes aux yeux. Selon l’ONG Temblores, un groupe de jeunes qui a documenté les brutalités policières au milieu de la grève, ces chiffres constituent seulement un aperçu des répercussions des actes imputables à des personnes en uniforme. D’ailleurs, la Commission de recherche des personnes disparues, institution étatique créée avec les accords de paix, a admis il y a quelques jours qu’il pouvait y avoir plus de 500 personnes enlevées de force au milieu de ces événements, ce qui fait écho aux rapports des organisations de victimes.
Cependant, jusqu’à présent, les balles, les gaz et la violence des forces armées, qui se sentent soutenues par le gouvernement colombien pour commettre des abus, n’ont pas diminué l’intensité du soulèvement populaire, le plus important de l’histoire récente de ce pays sud-américain. Les chiffres du gouvernement, qu’il faut mettre en doute dans les circonstances, indiquent plus de 5690 manifestations dans au moins 600 des 1103 municipalités de la Colombie, avec quelque 878 000 participants. Ce constat exclut ce qui se passe aux fenêtres et sur les balcons des immeubles résidentiels pendant les cacerolazos (concerts de casseroles) et la mobilisation numérique sans précédent sur les réseaux sociaux.
En ce moment, il est impossible de déterminer le nombre réel de personnes mobilisées dans ce mouvement social, alors que la satisfaction populaire à l’égard de l’administration Duque – et de son « père », mentor et propriétaire dans l’ombre, l’ancien président Álvaro Uribe – est à son plus bas niveau dans un contexte d’appauvrissement généralisé, de scandales de corruption, de gestion bâclée de la crise sanitaire de la COVID-19 et d’élimination systématique de leaders sociaux et d’ex-combattants engagés dans l’accord de paix.
En opposition aux ressources déployées par les forces gouvernementales, les manifestants ne semblent armés que de leur conviction. Rien ne semble ternir leurs esprits, et ce, même s’ils ont déjà réussi à faire tomber la réforme fiscale à l’origine de la contestation actuelle et à pousser son auteur, le ministre Alberto Carrasquilla, à la démission. La mobilisation a également conduit à la démission de la ministre des Affaires étrangères, Claudia Blum, parallèlement à une condamnation internationale généralisée de la violence d’État lancée et soutenue en majeure partie par la diaspora colombienne et diverses organisations de défense des droits de l’homme. Cette dernière démission s’est aussi produite peu de temps avant que parvienne en Colombie une demande de visite officielle de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, ce qui constitue un cauchemar diplomatique pour le régime. Pendant ce temps, d’autres mesures législatives du gouvernement Duque suscitent la colère populaire, comme la réforme de la santé, la flexibilité du travail, la remise de pensions à des fonds privés et le retour des fumigations au glyphosate des champs et jungles du pays en vertu de la politique antidrogue mise en œuvre depuis plus de deux décennies. Réaction des membres du Congrès : garder le silence et mettre en veilleuse ces projets de lois en attendant que les choses se calment.
Néanmoins, les gens sont toujours dans la rue. Les jeunes qui prennent part à la révolte aux côtés des peuples autochtones, des enseignants, des travailleurs, des camionneurs, des paysans et des femmes continuent de lever leurs boucliers en étain pour se protéger des balles gouvernementales et d’utiliser leurs mots et leurs mains pour se faire entendre. Personne ne sait combien de temps dureront les marches, rassemblements, fermetures de routes, émeutes et événements culturels ayant marqué ces derniers jours de protestation, ni quand prendra fin la tentative maladroite de négociation du gouvernement, qui refuse de discuter de la démilitarisation comme condition minimale du dialogue – condition exigée à la fois par le Comité national du chômage et par d’autres secteurs mobilisés –, alors que la terreur des forces étatiques s’empare des villes la nuit. En Colombie, l’incertitude règne, mais aussi l’espoir lié à l’insatisfaction généralisée des Colombiens. Une chose est certaine, rien ne sera comme avant.