Jean-François Veilleux – Histoire – Janvier 2021 Né le 20 janvier 1921 à Louiseville, chef-lieu de la MRC de Maskinongé, le docteur Jacques Ferron (1921-1985) est fort méconnu de nos jours. Le centenaire de sa naissance permet donc de renouer avec son héritage.
L’humaniste
C’est le 15 janvier 1920, à Saint-Léon, que les parents de Jacques, Alphonse Ferron et Adrienne Caron, se marient. Ça fait longtemps que ces deux familles sont présentes au Québec, mais aussi dans la région. Alors que Robert Caron (vers 1603-1656) débarque à Québec en 1635, le clan Caron est à Yamachiche depuis 1783, où Michel Caron épouse Marie-Anne Trahan, une Acadienne du groupe des quarante familles qui sont venues s’établir à Yamachiche et à Saint-Grégoire en 1767. De son côté, le Normand Jean Ferron (1724-1793) est arrivé ici au milieu du 18e siècle, vers 1742, pour travailler aux Forges du Saint-Maurice. Par son grand-père paternel, Jacques Ferron a derrière lui une solide tradition terrienne. Ce grand-père avait douze enfants, dont onze furent instruits. Sa mère lui donne le nom de Jean-Jacques, parce qu’elle aime beaucoup la philosophie de Rousseau. De 1926 à 1931, Jacques Ferron fit ses études primaires à l’Académie Saint-Louis-de-Gonzague, à Louiseville. En 1931-1933, il les termine au Jardin de l’Enfance de Trois-Rivières, tenu par les Filles de Jésus, où il fut pensionnaire. Assez tôt, Jacques Ferron refuse de suivre les traces de son père qui est notaire. De 1940 à 1945, il fait plutôt des études à l’Université Laval pour devenir médecin. Ayant perdu sa mère à l’âge de 11 ans (tuberculose) et son père à 27 ans (se suicide en 1947 à cause d’une faillite), le capitaine Ferron parcourt le Canada des Rocheuses à la baie de Fundy pendant deux ans, en 1945 et 1946, comme médecin dans l’armée canadienne. Il voulait même s’engager pour la guerre de Corée (1950-1953), mais on le refuse aussitôt parce qu’il souffre aussi de la tuberculose.
Plusieurs études et colloques présentent Jacques Ferron comme l’écrivain le plus important de sa génération.
Ensuite, il pratique la médecine dans les milieux défavorisés. D’abord en Gaspésie (Petite-Madeleine et Rivière-Madeleine) vers 1946-1948 puis dès 1949, il ouvre un cabinet avec son frère Paul (1926-2007), lui aussi médecin, parmi les taudis de ville Jacques-Cartier (Longueuil). Plus tard, il sera omnipraticien à Montréal, pendant une période de seize mois (1969-1971), à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu (aujourd’hui L’Institut universitaire en santé mentale de Montréal). Pendant sa carrière, Jacques Ferron est consterné devant la misère et la détérioration de la langue française au profit des élites anglophones. Bien qu’on l’ait souvent qualifié de « médecin des pauvres », il a toujours refusé cette étiquette. D’abord parce qu’il ne faisait pas la charité, les moins nantis se faisaient même un honneur de le payer rapidement, ensuite parce que malgré son statut social de bourgeois, il ne s’est jamais senti en position supérieure envers eux. Toutefois, il acceptait bien d’être surnommé affectueusement « le bon docteur ». En fait, il reprochait à ses confrères leur richesse et leur arrogance, d’abuser de gens inquiets, faibles et malades. Pour lui, la profession du médecin est un travail humble, surtout qu’il a remplacé le curé dans la société.
L’écrivain
Jacques Ferron est l’aîné d’une famille de cinq enfants qui comptera deux autres artistes. Sa sœur Marcelle Ferron (1924-2001) est une peintre et une spécialiste du vitrail, une figure importante sur la scène de l’art contemporain au Québec, en plus d’être cosignataire du Refus global (1948) de Paul-Émile Borduas, alors que Madeleine Ferron (1922-2010), deviendra romancière, nouvelliste, animatrice de radio et essayiste. Parallèlement à sa carrière de médecin, Jacques Ferron a signé une œuvre riche et composite qui aborde tous les genres littéraires. En fait, sa vie est davantage la littérature que la médecine et il passe plus de temps à son cabinet qu’à la maison selon ses enfants, parce que c’est là qu’il aime écrire, dans la solitude. On dit qu’il est un « missionnaire de l’écriture » et assez mal à l’aise avec ses nombreux disciples et fidèles. Auteur inclassable et très prolifique, Jacques Ferron a été dramaturge (une vingtaine de pièces de théâtre), nouvelliste (Contes), essayiste, romancier (Le ciel de Québec, L’amélanchier), critique littéraire, chroniqueur (Historiettes), épistolier (des centaines de lettres incendiaires ou comiques envoyées aux journaux) et collaborateur à plusieurs revues de gauche (Situations, La Revue socialiste, Parti pris). Seulement entre sa première œuvre, en 1949, et l’année 1970, il compose 12 pièces de théâtre, 3 récits, 5 romans, 2 recueils de 44 contes et 21 articles pour la revue l’Information médicale et paramédicale. Sans parler des quelques manuscrits inachevés ou inédits qui sont toujours à l’état d’œuvres en friche. Mêlant politique, médecine et humour, ses écrits brossent un habile portrait du « pays Québécois » qu’il désire faire naître par l’imaginaire. Pour lui, écrire est une manière de soigner la collectivité. C’est une icône de la littérature qu’on doit connaître ou relire. Ses thèmes principaux sont la Gaspésie, la banlieue de Montréal, la médecine, la folie, l’enfer, la mythologie, mais aussi des sujets universels comme le mystère de la nuit, la fête nocturne, le colonialisme, la peur et la mort. L’œuvre du « Voltaire des lettres québécoises » dénonce l’aliénation sociale et culturelle dans laquelle on semble vouloir tenir la collectivité québécoise. Son patriotisme québécois se révèle jusque dans ses œuvres comme sa pièce en trois actes, intitulée Les Grands Soleils (1958), dédiée entre autres aux événements révolutionnaires de 1837-38. De tout son répertoire théâtral, qu’on peut diviser en œuvres intimes et en œuvres nationalistes, c’est selon Jacques de Roussan sa première pièce « dont le lieu soit québécois et l’action politisée, non plus anonyme. » Selon Pierre Cantin, plusieurs études et colloques le présentent comme l’écrivain le plus important de sa génération. Au cours de sa vie, il recevra au moins cinq prix littéraires tant au Québec qu’en France. Par exemple, il reçoit le Prix Duvernay de la SSJB-Montréal en 1973 pour l’ensemble de son œuvre puis le Prix David en décembre 1977 des mains de René Lévesque, alors premier ministre du Québec, qui déclare pour l’occasion : « L’œuvre demeure ainsi le plus puissant et précieux catalyseur de notre appartenance, qui nous permet d’être un peuple et un pays plus cohérent, plus sain et normal, plus ouvert sur le monde. » D’ailleurs, il aime tellement le chef patriote et rebelle de Saint-Eustache – lui aussi médecin – Jean-Olivier Chénier, si courageux qu’on disait « Brave comme Chénier », qu’il donne ce nom à son seul fils! À ce sujet, au niveau familial, c’est en 1943 que Jacques Ferron épouse d’abord Madeleine Thérien, une étudiante en droit de Nicolet, avec qui il aura une fille, baptisée Anne (1947) et surnommée Chaouac (un vocable gaspésien signifiant chenapan), mais se remarie l’année suivante, en 1948, avec Madeleine Lavallée, avec qui il aura trois autres enfants, Marie (1953), Martine (1956) et Jean-Olivier (1958).
Le révolutionnaire
Jacques a aussi participé activement à la vie politique de son temps. Selon Jacques de Roussan, c’est pour assurer la pérennité de la langue française, sa langue, qu’il passe à la politique active. Nationaliste, il est co-fondateur avec le journaliste Raoul Roy de l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (1960). Militant pacifiste et indépendantiste, il cofonde le burlesque Parti rhinocéros en 1963 pour se moquer du système politique canadien avec des promesses loufoques. Influencé par l’hippopotame d’un mouvement semblable à São Paulo au Brésil, il choisit le rhinocéros parce que c’est selon lui un animal stupide. Ce projet est une manière pacifique d’exprimer son mécontentement, de contester par des moyens différents. Ferron sera l’Éminence de la Grande Corne jusqu’à l’élection fédérale de 1979. Ce parti fédéral de la dérision va rassembler divers candidats-vedettes, dont l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu, les poètes Gaston Miron et Raoul Duguay, le critique Réginald Martel et le chanteur Robert Charlebois. Ferron sera également candidat aux élections provinciales pour le Rassemblement pour l’indépendance nationale en 1966 (il réalise plus de 19%, soit le meilleur pourcentage après Pierre Bourgault, le chef du parti) et au niveau fédéral en 1957 et en 1958 pour le Parti social démocratique du Canada, l’ancêtre du NPD, notamment avec Michel Chartrand, Thérèse Casgrain et Gaston Miron. Finalement, il quitte le RIN dès 1967 pour se joindre au Mouvement souveraineté-association de René Lévesque, qui deviendra le Parti québécois en octobre 1968. Selon Luc Gauvreau, Jacques était « un homme de gauche, socialiste, communiste. Il a été membre de [plusieurs] petits partis, mais jamais très longtemps. Son engagement politique pour la nation québécoise s’est fait essentiellement en dehors des partis politiques. » Libre penseur, on le connaît aussi pour avoir agi en tant que négociateur entre la police et les felquistes pendant la Crise d’octobre 1970. Après l’enlèvement du ministre Pierre Laporte, il est perquisitionné comme beaucoup d’autres. Dans la nuit du 27 au 28 décembre, répondant à l’appel de maître Jacques Ducros, procureur de la Couronne, Ferron se rend à Saint-Luc de Laprairie, dans la maison où se terrent les frères Rose et Francis Simard, présumément impliqués dans la mort de Laporte. Il accepte de négocier leur reddition vers Cuba. À cette époque, il accuse directement le gouvernement fédéral d’assassinat, d’être responsable de la mort de Laporte et de fomenter la crise au moins depuis le mois de mai 1970… D’après Marguerite Paulin, Jacques Ferron était un homme tourmenté qui supportait parfois difficilement son existence. Lors de sa période dépressive à la fin des années 1970, pendant laquelle il se prescrivait lui-même des médicaments (avant d’être finalement pris en charge), il écrivait alors « Je me sens indigne de ma réputation », il fait une crise existentielle cruciale suivie d’une tentative de suicide en 1976, cinq ans après le suicide de son idole, le poète Claude Gauvreau, fondateur du langage exploréen. En conclusion, Jacques Ferron était un être authentique, il disait toujours ce qu’il pensait, un peu à l’image du militant-cinéaste Pierre Falardeau (1946-2009). Ferron croyait en l’homme et sa dignité, ce qui ne l’empêchait pas d’être fièrement nationaliste et de vouloir faire naître un « pays incertain ». Il meurt à l’âge de 64 ans, à Saint-Lambert, le 22 avril 1985. Espérons que son œuvre florissante ne tombera jamais dans l’oubli de la mémoire nationale! À nous d’honorer ses œuvres, son intelligence et son audace. Sources principales ou complémentaires Pierre L’HÉRAULT. « Jacques Ferron, cartographe de l’imaginaire », Presses de l’Université de Montréal, 1980, 293 p. Jacques de ROUSSAN. « Jacques Ferron », Presses de l’Université du Québec, coll. « Studio », 1971, 96 p. Madeleine FERRON. « Adrienne – Une saga familiale », Montréal, Éditions Boréal, 1993, 257 p. PAULIN, Marguerite. « Jacques Ferron », Éditeur XYX, coll. « Les grandes figures », 2006, 166 p. Jean-François NADEAU. « Au pays des contes de Ferron », Le Devoir, 15 octobre 2020. www.ledevoir.com/lire/587844/litterature-au-pays-des-contes-de-ferron Voir également l’histoire derrière le monument Chénier à Montréal : www.ledevoir.com/culture/587450/patrimoine-le-monument-a-chenier-menace-par-l-oubli Pierre CANTIN. « Biographie de Jacques Ferron », 23 janvier 2008, L’Encyclopédie canadienne, en ligne. www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/ferron-jacques Michel LAPIERRE. « Le docteur enviait la folie de Claude Gauvreau, son contraire et son double », Le Devoir, 11 avril 2015. www.ledevoir.com/culture/livres/436810/reedition-jacques-ferron-trente-ans-plus-tard?utm_source=infolettre-2015-04-11&utm_medium=email&utm_campaign=infolettre-quotidienne Document du Mouvement national des Québécoises et des Québécois (MNQ), comité commémoration. Généalogie du Québec et d’Amérique française : www.nosorigines.qc.ca/biography.aspx?name=Jacques_Ferron&id=108428&lng=fr Jean-Daniel LAFOND. « Dans le cabinet du docteur Ferron », 2003, 81 min. www.youtube.com/watch?v=aLMZOMrHi4s Page Facebook Jacques Ferron https://www.facebook.com/jacques.ferron.ecrivain