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Un texte de Daniel Landry
Difficile d’entretenir l’espoir candide d’un « monde meilleur » dans un contexte comme celui de la décennie 2020. De la pandémie de Covid-19 (2020-2023) à l’éclatement des guerres en Ukraine (2022) et à Gaza (2023), en passant par les risques liés au déploiement de l’intelligence artificielle et aux bouleversements environnementaux, les motifs de découragement et de résignation sont multiples. À l’inverse, y a-t-il des raisons d’espérer et, ainsi, de maintenir une posture d’engagement citoyen ?
Pour répondre à la question, interpellons la politologue et philosophe américaine Nancy Fraser. Dans son essai Cannibal Capitalism publié en 2022 chez Verso, elle s’intéresse à des enjeux cruciaux de notre époque : rapports intercommunautaires, perspectives démocratiques, soins aux autres, avenir de la planète. A priori, sa démarche n’a rien d’original, puisqu’elle fait reposer les causes de ces multiples crises sur les abus du système capitaliste dont la faim insatiable affecte irrémédiablement les rapports humains et nos relations à la nature.
En revanche, là où les propos de Fraser se démarquent, c’est que plutôt que de souligner le caractère résilient et indestructible du capitalisme – et d’adopter ainsi une approche résignée – elle insiste sur ses contradictions, sa fragilité et ses incohérences. Au nom du profit et de la croissance, le capitalisme détruit tout sur son passage, incluant ce qui le nourrit et lui permet de perdurer. En instrumentalisant le racisme, il exploite et exproprie des populations. Il priorise la production économique plutôt que la sphère traditionnellement féminine de la reproduction sociale (l’éducation notamment) et des soins, affectant du même souffle le niveau et la qualité de vie de millions de femmes. Il soumet la nature à la croissance, et engendre ainsi la destruction des ressources. Enfin, pour favoriser une classe d’individus privilégiés, il massacre la démocratie et s’attaque à la capacité des pouvoirs publics de réagir aux crises qu’il provoque. Marx avait déjà avancé l’idée que cette faim insatiable du capitalisme détruirait ses propres conditions d’existence sur le plan des ressources. Fraser pousse plus loin cette logique en établissant une démonstration analogue sous l’angle des enjeux antiracistes, écologistes, féministes et démocratiques.
Elle établit de façon assez convaincante qu’à l’instar d’un ouroboros, cette figure mythologique d’un serpent se mordant la queue, le capitalisme court à sa propre perte. La question qui demeure toutefois en suspens reste celle de la suite du monde. De sa faim à sa fin, le capitalisme est-il condamné à emporter avec lui l’espèce humaine ? Le risque est réel, d’où l’urgence de réfléchir dès maintenant aux solutions de remplacement. C’est ce que fait Fraser en abordant (trop) sommairement sa proposition écosocialiste. Elle met ainsi en lumière la désuétude d’un monde unipolaire et d’une époque où le capitalisme ne pouvait être contesté. Si la tentation était grande de discréditer tout remplacement du capitalisme au lendemain de la chute de l’Union soviétique (1991) (a fortiori s’il s’agissait d’initiatives d’appellation socialiste), aujourd’hui, cette recherche de solutions paraît essentielle à l’existence de la planète.
En somme, pour l’humanité, les défis de notre siècle sont titanesques et inédits, d’où l’immense sentiment d’impuissance qui règne. Collectivement, comme les personnages du roman postapocalyptique La route, de Cormac McCarthy (2006), nous semblons marcher, sans espoir et sans fin. Pourtant, nous marchons encore. N’est-ce pas suffisant pour renverser ce désespoir délétère et pour adopter plutôt une posture critique qui viserait la recherche de solutions ? Peut-être bien.
Quoi qu’il en soit, vu l’ampleur du chantier, la contribution de Fraser demeure certainement modeste. Mais elle s’inscrit pourtant – elle et d’autres auteurs de la théorie critique – au cœur de cette quête de raviver un espoir de solutions. Quête si nécessaire dans notre monde actuel.