La vache est considérée en Inde comme étant un animal sacré. La loi de Manu, qui est le texte le plus important de la tradition hindoue, stipule notamment que celui qui tue une vache devra se raser tous les cheveux, se couvrir en entier avec la peau de la bête et vivre le restant de ses jours dans une étable. Quand une vache est malade, y apprend-on, ou quand elle a chuté dans un ravin, on doit la délivrer par tous les moyens possibles. Quitte à le faire au péril de sa vie. Pour un fidèle de stricte obédience, il va de soi que, si son pied se retrouve par malchance à l’endroit précis où le noble animal pose un des siens, il est bien malvenu de bouger de quelque manière que ce soit afin de ne pas le distraire de ses divines pensées.
C’est bien ce qui est arrivé récemment au président du Conseil du trésor quand les médecins, sans se soucier d’éviter de marcher sur ses beaux souliers de cuir, sont passés et lui ont remis un demi-milliard de dollars en surfacturation de services médicaux. Son collègue ministre de la Santé, loin de s’offusquer qu’un tel cadeau soit accordé à ses confrères, cela en plein contexte de compression et d’austérité budgétaires, s’est bien défendu d’avoir perdu la maîtrise de la rémunération des médecins. Et puis, les fédérations des médecins spécialistes et des médecins omnipraticiens en ont remis, plaidant qu’il ne fallait pas voir les choses du seul point de vue comptable. Ah bon… Voilà qui est un peu court pour les contribuables, les travailleurs du secteur public et tous les autres corps de métiers qui peinent à la tâche.
Les 22 000 médecins que compte le Québec recevront cette année 7 milliards de dollars (ce qui représente une augmentation de 45 % depuis cinq ans), soit un revenu moyen annuel de plus de 300 000 $. C’est bien payé. Cela sans compter les stratégies d’évitement fiscal autorisées par la loi sur l’incorporation des membres des ordres professionnels. Un médecin peut en effet faire passer ses frais de fonctionnement sur le compte de l’entreprise qu’il a mise sur pied, se verser un salaire plutôt que d’encaisser des honoraires professionnels, fractionner son revenu et créer une fiducie familiale pour payer la scolarité des enfants.
Vaches sacrées ? Il suffit d’imaginer le tollé que soulèverait l’idée d’avoir un vaste débat autour de quelques suggestions pour organiser autrement la pratique médicale. Faire des médecins des salariés de l’État plutôt que des travailleurs autonomes ne serait pourtant pas une hérésie; ouvrir davantage les portes des facultés de médecine non plus; revoir la liste des activités médicales protégées encore moins; accorder plus rapidement un droit de pratique aux médecins étrangers n’irait pas, enfin, à l’encontre du bon sens.
Les ingénieurs, les avocats, les actuaires, les physiciens nucléaires et autres travailleurs de qui dépendent la vie et la mort de milliers d’individus, ne jouissent pas des privilèges accordés aux médecins. Les pompiers, les ambulanciers, les chimistes, les pilotes d’avion, voire les enseignants qui ouvrent les portes du savoir aux enfants, eux non plus, tout aussi indispensables soient-ils à la survie de cité. Pourquoi les médecins alors ? Oui pourquoi, sinon qu’ils occupent dans notre esprit la place qu’occupait en Inde l’animal sacré dans la loi de Manu au XI e siècle de notre ère. Bienvenue en 2016 !