Mélissa Thériault – Novembre 2020
Qu’ont en commun Le tombeau des rois d’Anne Hébert, Les chants de Maldoror de Lautréamont et Raison et sentiments de Jane Austen ?
Tous ces ouvrages ont été autoédités ou publiés à compte d’auteur. Si publier à compte d’auteur (ou d’autrice !) signifie assumer les coûts habituellement pris en charge par l’éditeur, l’autoédition consiste à piloter toutes les étapes de la publication (préparation du manuscrit, production, distribution promotion, etc.). Nombre d’innovations ont changé récemment la donne : l’impression à la demande, les plateformes d’autoédition et la migration des contenus vers les réseaux sociaux sont autant de moyens de générer des contenus et d’en assurer la circulation, voire dans certains cas de participer à une forme d’économie sociale, à laquelle contribuent également les micro-éditeurs.

Le Fanzine du Off-Festival Poésie de Trois-Rivières (Off-FPTR) est un bon exemple local d’autoédition. « On a tout fait de A a Z avec un imprimeur local (Alinéart), on distribue nous-même en vendant par notre page Bandcamp, on poste ou on livre en main propre (à Trois-Rivières). Le Fanzine du Off-FPTR est financé par le fond des coffres du OFF et ma carte de crédit. On a fait ça parce qu’on se doutait que la pandémie allait nous empêcher d’avoir un OFF. » – Pierre Brouillette Hamelin, Off-FPTR. – Crédits : Dominic Bérubé
Une question d’intégrité artistique…
Les exemples de succès d’autoédition sont nombreux : l’apparition des blogues a permis de modifier les habitudes de lecture et l’accessibilité massive à ce mode d’édition a permis à de nouvelles voix de se faire entendre et d’être remarquées, pour ensuite intégrer le circuit de l’édition professionnelle. Avant d’être propulsées par leurs webséries et leurs livres, les autrices de Mère indigne ou Fourchette avaient su développer un lectorat sans passer par l’intermédiaire d’un éditeur. Plus récemment, des plateformes ont permis à des plumes de regrouper leurs textes afin de rejoindre des publics extérieurs à leurs réseaux respectifs (ShortÉdition ou WattPad, par exemple) ou encore de vivre de sa création par l’appui direct d’une communauté de mécènes (Paetron).
Les avantages de l’autoédition sont nombreux, qu’on pense seulement à la liberté artistique, sans parler de la part de revenus plus importante par exemplaire vendu. Mais les inconvénients le sont aussi : les risques financiers (qui influent parfois sur la qualité finale du produit) et la charge de travail sont des facteurs qui rappellent la valeur du travail éditorial en amont et en aval de l’écriture. Toutefois, les témoignages de Stéphanie Leduc ou de Mélodie Vachon-Boucher, notamment, sont éloquents quant au potentiel de l’autoédition (hyperliens dans la version Web).
… qui n’est pas sans fondement politique
La liberté artistique n’est pas la seule raison pour laquelle l’autoédition mérite attention – malgré un problème d’image persistant qui la réduit trop souvent à une solution de fortune pour celles et ceux qui n’ont pas réussi à convaincre une maison d’édition du potentiel de leur travail. Mais il faut rappeler qu’indépendamment des mérites littéraires d’un texte, susciter l’intérêt d’une maison d’édition exige un capital symbolique et relationnel qui n’est pas donné à tout le monde. Autrement dit : peu importe votre talent, vos chances dépendent en bonne partie de votre réseau social – et, par conséquent, de certains déterminants socioéconomiques et politiques –, puisque moins de 10 % des manuscrits soumis sont publiés (le chiffre de 1 % est d’ailleurs souvent avancé). Est-ce à dire que le 90 à 99 % qui reste ne mérite pas d’être édité ? Bien sûr que non.

Les Éditions Des Livres et Des Réfugiés (DL&DR) de Trois-Rivières ont pour mission de faciliter l’intégration scolaire et sociale des personnes immigrantes en misant sur trois vecteurs d’intégration ayant faits leurs preuves : l’art, la culture et la langue. – Photo: Adis Simidzija, Directeur Général chez Des livres et des réfugié-e-s – Crédits: Dominic Bérubé
Rapports de pouvoir dans le monde du livre
Dans une lettre destinée aux acteurs et actrices du monde littéraire, Suzanne Aubry, présidente de l’UNEQ (Union des écrivaines et écrivains du Québec) affirmait que 2020 a mis en lumière « l’absence totale de filet social et de justice réparatrice pour les écrivain(e)s, mais aussi le déséquilibre de plus en plus profond du rapport de force entre nous et les éditeurs, producteurs ou diffuseurs ». Prenant acte des dénonciations issues du milieu littéraire témoignant de pratiques abusives, Aubry exprimait son souhait de contribuer à un assainissement de celles-ci, dans un contexte où cette vague suivait deux tsunamis médiatiques. Le premier (le cas Matzneff) avait mis en lumière la complicité d’une certaine élite dans les agissements d’un prédateur ; le second (le cas Rozon) avait fait ressortir les dérives découlant de la concentration des pouvoirs dans certains pans de l’industrie culturelle.
L’édition est un secteur de l’économie culturelle où les dynamiques de pouvoir ont des répercussions majeures sur les gens qui y œuvrent et où les rapports sont souvent difficiles : qui vous publiera si vous avez osé remarquer que votre maison d’édition prend parfois les allures d’un boys’ club ? Qui soutiendra votre projet s’il fait de l’ombre à celui de quelqu’un mieux placé ou plus puissant que vous ? Qui vous donnera une chance dans une industrie où tout le monde se connait, après que vous ayez dénoncé des comportements inacceptables ?
Une avenue coûteuse ?
L’autoédition peut ainsi être une façon de contourner certains risques, bien qu’elle comporte le désavantage de priver les auteurs et autrices du soutien normalement prévu par le biais du financement public. Prendre sur ses épaules un poids supplémentaire est un prix cher à payer, mais qui en vaut souvent la peine, puisque cette approche peut contribuer au dynamisme de la production régionale ou marginale et faire rayonner des voix qu’on n’aurait pas entendues autrement. Surtout, elle peut trouver sa place aux côtés de petites maisons dont le caractère artisanal ou la vocation sociale permet de diversifier l’offre littéraire – on peut penser à Des livres et des réfugié(e)s (fondée et basée à Trois-Rivières), à la coopérative fransaskoise Éditions de la nouvelle plume (seule maison francophone en Saskatchewan) ou Diverses syllabes, OBNL montréalaise orientée vers les voix féministes et queer, qui entrera en activité sous peu.
En somme, l’autoédition n’est pas une solution magique, mais elle peut être un bon point de départ. Reste à voir comment nous pouvons devenir des lecteurs et lectrices solidaires de ces initiatives en nous efforçant de « lire bleu » et surtout, de lire mieux.