Charles Fontaine – Opinion – mai 2021
Un peu laissé en plan depuis 2018, le sort du boisé des Estacades fait un retour marqué dans l’actualité trifluvienne tandis que le nouveau parti politique Action Civique de Trois-Rivières s’est récemment engagé à acquérir le terrain, s’il est élu, et d’en faire un parc naturel, une forêt urbaine protégée.
Proposition audacieuse s’il en est une, celle-ci trouve le mérite d’introduire des enjeux de conservation et de protection de la nature dans la campagne électorale municipale, et ce, avant même que celle-ci ne soit officiellement commencée. Espérons surtout que cette proposition de l’Action Civique forcera les autres candidats et candidates à la mairie à prendre position sur ce dossier. Il me semble qu’il s’agit-là de l’occasion parfaite pour ceux-ci de nous présenter leur vision du développement de notre ville. Mais n’est-ce pas aussi l’occasion de s’interroger collectivement sur le rapport intime qu’entretiennent les Trifluviens et Trifluviennes avec la nature et le territoire ?
Je propose ici de saisir l’opportunité que représente cette proposition électorale et politique bien précise et d’y réfléchir dans une perspective plus globale, sous un angle philosophique et éthique.
Notons que le boisé des Estacades, s’il est un lieu naturel d’importance, n’est de toute évidence pas le seul sur le territoire de Trois-Rivières. La professeure et chercheuse en aménagement à l’UQTR, Mme Sylvie Miaux, dirige d’ailleurs un projet de recherche visant, avec la participation de citoyens et d’organismes communautaires (Fondation Trois-Rivières durable, Piliers verts), à répertorier et mettre en valeur ce qu’on nomme des « espaces naturels de loisir informels (ENLI) ». Nous pouvons notamment penser au secteur de la rivière Milette, au boisé Richelieu ou, en hiver, aux terrasses du fleuve dans le secteur Trois-Rivières-Ouest. En définitive, tous ces lieux sont des espaces naturels déjà utilisés, d’une grande valeur écologique, mais qui ne bénéficient d’aucune réelle protection. On comprend alors que la situation du boisé des Estacades n’est pas un cas unique et isolé. Le phénomène est généralisé, recherches scientifiques à l’appui. Les solutions devront donc être globales.
Reste à présent à éclaircir la question au cœur du sujet ; la vraie question est celle de savoir pourquoi on devrait, en tant que collectivité, préserver certains espaces naturels, certains écosystèmes ou certaines forêts urbaines comme le boisé des Estacades. Il y a assurément plusieurs éléments de réponses à cette question et ils se divisent en trois différents axes.
Premièrement, il s’agit d’une question de justices. Les milieux naturels urbains sont de toute évidence plus accessibles que les lieux éloignés. Par exemple, même si le Parc national de la Mauricie est un lieu magnifique d’une valeur écologique inestimable, s’y rendre nécessite une voiture, un peu d’équipement, plus de temps à prévoir, etc. tandis que les parcs et les milieux naturels urbains sont, quant à eux, toujours plus accessibles à la population, et ce, indépendamment des classes sociales ou des communautés ethniques. Ils sont les complices de nos escapades quotidiennes. Ainsi, investir pour la protection de l’environnement et des espaces naturels accessibles, c’est investir pour une plus grande justice sociale, car il s’agit d’une façon d’augmenter les « services » pour l’ensemble de tous les citoyens. Il s’agit aussi d’une question de justice climatique. Ces lieux importants rendent certains services écologiques dits « écosystémiques » et deviennent très souvent des refuges pour les résidents n’ayant pas les moyens de se payer piscine privée et climatiseurs. Nous savons que ce sont les gens qui polluent le moins qui payent le plus fort prix des changements climatiques. Agir, en protégeant des aires naturelles aidant à réduire les effets de ces changements, s’inscrit donc dans une volonté de justice climatique.
Deuxièmement, il s’agit d’accroître la qualité de vie des citoyens et citoyennes. Entendons-nous, Trois-Rivières ne sera jamais Montréal ni Québec. Si la capitale de la Mauricie est le lieu d’une vie culturelle bouillonnante et d’une scène culinaire intéressante, c’est surtout par sa proximité avec la nature qu’elle se distingue. Trois-Rivières offre une symbiose unique entre l’effervescence urbaine et la quiétude de la nature. Il semble clair alors que plus nous perdons d’espaces naturels urbains, plus nous perdons l’âme de la ville, la privant d’une part de son essence. Preuve avérée de cette réalité : la pandémie nous a donné à voir dans quelle mesure ces espaces naturels accessibles sont précieux. Et pourtant, cet accroissement de l’achalandage augmente la pression sur les écosystèmes. Il est donc d’autant plus important d’augmenter le nombre d’endroits où nous pourrons profiter des bienfaits du plein air et non pas le réduire.
Troisièmement, il s’agit évidemment d’une question environnementale. Non seulement ces lieux sont-ils propices aux loisirs, mais ils nous sont aussi essentiels quant aux services écosystémiques qu’ils nous rendent. On dit de certains grands parcs urbains qu’ils sont « les poumons » des villes, illustrant ainsi cette capacité qu’ont les végétaux de ces forêts à capter une bonne partie du carbone que nous émettons. Mais les services que la nature nous rend ne se limitent pas à cela. Services de régulation du climat, de la qualité de l’air, de conservation de la biodiversité, etc. Ces lieux ont une valeur écologique qui est donc indéniable.
Cela étant dit, ces éléments de réponses à la question de savoir pourquoi nous devrions protéger des espaces naturels sont orientés sur des préoccupations humaines. En éthique de l’environnement, nous qualifions ces arguments d’« anthropocentriques », c’est-à-dire qu’ils placent l’intérêt de l’humain au centre des considérations. Or, il y a bien évidemment d’autres approches pour réfléchir à ces questions. Certains proposent que la nature ait une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une valeur en elle-même. En ce sens, cette valeur qu’on lui reconnait justifierait à elle seule des initiatives de protection sans qu’on ait à les défendre avec des raisons qui servent aussi l’humain. En adoptant un regard non anthropocentrique sur la nature, nous pourrions considérer que nous avons des devoirs moraux envers elle, au même titre que nous en avons envers les autres humains et les animaux non humains. Après tout, ne partageons-nous pas tous et toutes la caractéristique commune d’être vivant ?
Et maintenant nous entrons dans une pensée révolutionnaire, dans ce que le philosophe norvégien Arne Næss appelait l’« écologie profonde », c’est-à-dire un changement radical du rapport que nous entretenons avec la nature. Il nous faudrait d’abord remarquer que l’humain, au contraire de ce qu’on a pu longtemps penser, fait bel et bien partie de la nature. Il ne la domine pas plus qu’elle ne lui est hostile. L’humain fait partie des processus naturels qui maintiennent la vie sur la biosphère. Et alors, si l’humain fait partie de la nature, ne faudrait-il pas que ses villes en fassent aussi partie ? La fameuse « ville-verte » dont nous rêvons parfois ne serait-elle pas simplement une ville dont les politiques sont plus justes, cherchant à augmenter la qualité de vie de ses habitants et qui prendrait autant soin de l’environnement que celui-ci prend soin de nous ?
par Charles Fontaine – Étudiant à la maitrise en philosophie, UQTR et membre du Groupe de recherche en éthique environnementale et animale (GRÉEA)