On envisage souvent la culture en alimentation comme l’action de cultiver la terre. Pourtant, il existe un ensemble de structures sociales, de manifestations intellectuelles, religieuses ou artistiques ayant un impact sur la façon dont nous consommons et nous nous nourrissons.

 

Comment une culture s’organise-t-elle autour de la table? Le choix des aliments et la façon dont nous les consommons, les recettes et les techniques culinaires utilisées varient d’une région à l’autre. L’ensemble des conventions sociales autour de la table allant de l’attitude de la population face à l’alimentaire jusqu’aux pratiques et habitudes alimentaires (nombre de repas, heures de repas, composition des repas, méthode d’approvisionnement des ingrédients, méthode de consommation des repas…), contribuent à ce que l’on appelle la « culture alimentaire ».

Des fêtes traditionnelles, religieuses ou laïques (telles que l’Action de grâce, la Cabane à sucre ou l’épluchette de blé d’inde), aux critères géographiques (un long hiver impactera évidemment notre capacité de production, mais aussi notre consommation qui sera constituée d’aliments plus riches qui tiennent chauds), en passant par le rejet ou le suivi de certains modes d’alimentation (le végétarisme, le locavorisme ou encore le gratuivorisme), autant de facteurs qui constituent notre culture alimentaire. En effet, celle-ci ne dépend pas uniquement du pays dans lequel on vit et des traditions de nos parents, elle découle aussi de pratiques auxquelles on choisit d’adhérer dans ce monde aux multiplicités de choix.

Alors, si la géographie, la religion et l’idéologie ont un impact sur la façon dont nous consommons, cela peut-il avoir des conséquences sur la manière dont nous gaspillons ? En d’autres termes, existe-t-il un lien entre culture alimentaire et gaspillage alimentaire ?

 

Être comestible ou ne pas l’être, telle est la question

Quelle drôle d’idée de manger des escargots, des cervelles de cochon ou des cochons d’Inde, me direz-vous. Pourtant, les Français adorent les premiers et les Péruviens raffolent des derniers. Qu’est-ce qui fait qu’au Québec nous considérons comme des animaux de compagnie ceux qui constituent un mets particulier dans un autre pays ? À René Audet et Éliane Brisebois de la Chaire de transition de l’UQAM de l’expliquer en une phrase : « ce qui est considéré comme « comestible » dépend de nombreux facteurs tels des normes et des pratiques sociales et culturelles, des préférences personnelles, etc. »

Au même titre que nous nous refusons parfois de goûter des aliments qui nous rappellent de vagues souvenirs d’une cuisine sans saveur sur les bancs de l’école, nous distinguons les aliments « comestibles » de ceux qui ne le sont pas et ces deux catégories ne communiquent pas. Une logique certainement pas implacable ni indestructible, mais qui a la peau dure.

 

Aujourd’hui brocoli, demain tu seras déchet

Pour les chercheurs Watson et Meah, ce même processus mental s’applique au gaspillage alimentaire : il existe un moment, un instant de rupture, où ce que l’on considère comme de la nourriture devient un déchet et cette frontière n’est pas stable et universelle. Ces comportements dépendent de notre histoire, de notre éducation et de notre rapport à l’alimentation.

 

Si le lien entre culture et gaspillage alimentaire est intangible, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas. La routine, les pressions sociales et économiques, les angoisses, les attentions portées aux aliments, le temps et l’espace dans lequel nous nous situons influencent nos perceptions sur la nourriture. Ceci renvoie intrinsèquement à la notion de fraicheur que nous accordons à nos aliments : « déterminer la fraicheur d’un aliment, c’est donc imposer une limite – souvent arbitraire – fondée sur sa matérialité et sa temporalité » qui va conduire à (re)jeter des aliments consommables. Ainsi, pour les chercheurs, la réduction du gaspillage alimentaire passe par la compréhension exacte des mécanismes émergeant à ce moment précis : quel est le processus qui conduit à considérer un aliment comme un déchet ?

 

Réduire le gaspillage alimentaire passe donc par un questionnement sociétal : des pieds de brocolis aux cochons d’Inde, que qualifions-nous de consommable ? Et si je considère qu’un aliment n’est pas consommable, est-ce parce qu’il est nocif ou parce qu’il n’est pas communément admis de manger cet aliment là où je vis ? Enfin, à quel moment, dans quelles circonstances, un aliment devient-il un déchet pour moi ? Si je prends le temps de découper et congeler mes patates abimées un dimanche enneigé, vais-je également le faire le soir de semaine où j’ai mon linge à laver, le sol à frotter et un document Excel à terminer ?

 

Ces questions, prises de façon individuelle afin de mieux nous connaître, doivent être débattues dans une dimension collective. En plus de comprendre comment fonctionnent les autres, elles peuvent nous permettre d’apprendre à reconnaître les limites de notre système alimentaire et pourquoi pas, à développer ensemble des moyens de faire évoluer ses frontières.

 

– Eva Murith, collaboratrice, Jour de la terre

 

Sources :

René AUDET, Éliane BRISEBOIS,« Le gaspillage alimentaire entre la distribution au détail et la consommation », Contributions de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique no 5 Septembre 2018

Matt WATSON, Angela MEAH, « Food, waste and safety: negotiating conflicting social anxieties into the practices of domestic provisioning », The Sociological Review, Volume 60, Issue S2, 2013, pp. 102-120

Julia ABRAMSON,« Pratiques alimentaires, choix et individualisation : l’intérêt de la démarche biographique », Sociologie et sociétés, Volume 46, Numéro 2, Automne 2014

 

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