Jean-Claude Landry, février 2016
L’accentuation de la pauvreté et l’accroissement des inégalités qui marquent notre époque donnent lieu à de multiples initiatives de nature philanthropique. Au Canada seulement, on comptait (en 2010) 4 866 fondations privées totalisant des actifs de 17,3 milliards de dollars, une bonne partie d’entre elles provenant d’ailleurs du milieu des affaires.
Parmi celles-ci, la Fondation Lucie et André Chagnon, la plus importante fondation familiale privée au Canada avec une capitalisation de 1,4 milliard $. Créée lors de la vente de Vidéotron par la famille Chagnon à Québécor, sa mission consiste à prévenir la pauvreté en misant sur la réussite éducative des jeunes et leur plein développement par des projets réalisés dans des communautés locales et des activités de sensibilisation du public.
Qui n’a d’ailleurs jamais entendu ou vu une des publicités de la Fondation Chagnon faisant la promotion des saines habitudes de vie ou encourageant le développement des compétences parentales? Comme cette publicité diffusée actuellement aux heures de grande écoute, invitant à faire la lecture aux tout petits.
Rapidement, la Fondation Chagnon est devenue, au Québec, un acteur majeur en matière de prévention et d’intervention sociale. Elle a su tisser un vaste réseau de collaborateurs et partenaires, notamment l’État québécois. Par voie législative, le gouvernement Charest a en effet créé un fonds public-privé liant la Fondation à différents ministères, facilitant ainsi la mise en place de programmes gérés par la Fondation, mais financés à 50 % par les contribuables. L’État québécois s’est d’ailleurs engagé à injecter, sur un horizon de dix ans, 500 millions de dollars dans ces programmes.
Cette situation a conduit les organismes sociaux à soulever d’importants questionnements. On s’inquiète du fait de l’important pouvoir d’influence sur les politiques publiques qu’un tel partenariat accorde à la Fondation Chagnon. Et on voit d’un mauvais œil l’État déléguer ainsi à un acteur privé des responsabilités qui, en démocratie, relèvent des pouvoirs publics.
Tout en reconnaissant que les fondations issues du milieu des affaires (comme la Fondation Chagnon) permettent de limiter les conséquences de la pauvreté, certains déplorent qu’elles s’intéressent peu aux causes structurelles de celle-ci. On ne remet pas en cause, dit-on, le lien nécessaire entre le « grand enrichissement » des uns et la « pauvreté et grande pauvreté » des autres. Un désintérêt, croit-on, qui pourrait être lié au fait que ces fondations résultent elles-mêmes de l’accumulation d’importantes fortunes privées.
D’autres enfin comme la réputée fiscaliste, Brigitte Alepin, voient d’abord dans le phénomène de la philanthropie d’affaires la recherche d’avantages fiscaux pour les grandes fortunes. Dans le cas précis de la Fondation Chagnon, Mme Alepin soutient que sa mise en place (survenue à la suite d’une transaction de 1,84 milliard de dollars issus de la vente de Vidéotron) aura permis à la famille Chagnon de soutirer des avantages fiscaux totalisant plus d’un milliard de dollars. Des sommes dont l’État s’est privé au moment même où il coupait dans les programmes sociaux.
Dans un contexte de pauvreté et de très grande pauvreté, l’action des fondations privées est appréciée par les personnes et les familles qui en bénéficient. Mais un profond questionnement demeure quant à l’approche caritative face à la pauvreté. Les milieux sociaux, communautaires et syndicaux lui préfèrent une stratégie de lutte axée sur la mise en place de politiques sociales et de programmes sociaux généreux rendus possibles par une fiscalité plus exigeante à l’égard des grandes fortunes, des institutions financières et des très grandes entreprises. C’est, soutient-on, une question élémentaire de justice sociale.