Alain Dumas – Économie – janvier 2022 Symbole des inégalités toujours plus grandes, quelques jours auront suffi pour que les 100 dirigeants d’entreprises les mieux rémunérés au Canada encaissent un montant similaire au salaire annuel moyen (55 000 $). Fort d’un revenu annuel moyen de 11 millions $, ces dirigeants engrangent un montant 200 fois plus grand que la moyenne canadienne. Pourquoi sommes-nous arrivés à des écarts de revenu aussi extrêmes ? Quelles en sont les conséquences ? Comment peut-on y remédier ? Distinguons d’abord les deux types d’inégalités: celle des revenus gagnés et celle de la richesse accumulée (ou patrimoine), tant immobilière que financière. Ces inégalités ont atteint ces dernières années des niveaux extrêmes, c’est-à-dire qu’un nombre restreint d’ultra-riches s’accapare une proportion très élevée des revenus et des richesses. En 2021, les 10 % les plus riches dans le monde ont capté 52 % du revenu mondial, tandis que la moitié de la population la plus pauvre n’en a reçu que 8 %. La situation est encore plus extrême du côté des richesses, car les 10 % les mieux nantis détiennent 76 % de toute la richesse mondiale, comparativement à 2 % pour la moitié de la population la plus pauvre[1]. À l’échelle canadienne, la part de la richesse détenue par les 10 % les plus riches est de 57 % aujourd’hui, alors que la part des 40 % les plus pauvres stagnait autour de 1 %[2].
La mécanique des inégalités extrêmes
L’amplification des inégalités extrêmes s’appuie sur deux changements survenus au cours des 40 dernières années. Primo, la part du revenu national (ou PIB) consacrée aux profits des entreprises n’a cessé d’augmenter, au détriment des salaires dont la part diminue constamment. Secundo, le poids grandissant de la finance dans l’économie a accru l’influence des financiers sur les décisions des entreprises, lesquelles ont été contraintes à consacrer une plus grande portion de leurs profits aux dividendes versés aux actionnaires, et aux rachats de leurs actions en bourse qui font monter leur valeur et, par le fait même, la richesse de ces mêmes financiers. Ces changements ont favorisé la concentration des revenus au haut de l’échelle et par le fait même la concentration des richesses, laquelle est venue nourrir à son tour une concentration encore plus forte des revenus, et ainsi de suite, tel un effet boule de neige. Voilà qui explique pourquoi les revenus de placement (valeur des actions et dividendes) rapportent deux fois plus aujourd’hui qu’il y a 40 ans.
Rétablir la justice fiscale
Des études montrent que les coûts engendrés par les inégalités sont plus élevés que les montants nécessaires à leur élimination[3]. D’où l’urgence d’agir pour mettre un frein aux inégalités extrêmes dans notre société. On ne le dira jamais assez, notre système fiscal est devenu une véritable passoire, avec les multiples échappatoires et exemptions fiscales qui profitent aux plus riches et aux multinationales. L’État canadien serait privé jusqu’à 66 milliards $ de recettes fiscales chaque année. Selon l’Agence du revenu du Canada, 26 milliards $ de ces pertes seraient attribuables aux paradis fiscaux. Les accords signés entre le Canada et 19 paradis fiscaux seraient responsables d’une bonne partie de cette évasion fiscale. Ces accords leur permettent de rapatrier leurs profits au Canada en ne payant pas d’impôts, sous prétexte que les entreprises présentes dans ces paradis fiscaux y paient des impôts, alors que tout le monde sait que ces impôts y sont pratiquement nuls. Quant aux exemptions fiscales, le gouvernement canadien pourrait récupérer jusqu’à 40 milliards $ en réformant seulement 5 des 170 allégements fiscaux prévus à la loi canadienne[4]. Prenons l’exemple de la déduction d’impôt de 50 % accordée à un dirigeant d’entreprise rémunéré avec des options d’achat d’actions. Le jour où il vend ces actions, seule la moitié du montant est imposée, l’autre est nette d’impôt. Cette seule déduction fiscale coûterait 750 millions de dollars par année au gouvernement.
Une taxe internationale
Afin de mieux de récupérer une partie des 300 milliards de profits transférés par les multinationales dans les paradis fiscaux, 136 pays se sont entendus pour taxer ces profits à hauteur de 15 % à compter de 2023. Bien qu’il s’agisse d’une avancée importante, de nombreuses organisations et des économistes tels Thomas Piketty et Joseph Stiglitz suggèrent un taux de 25 %. Enfin, d’autres proposent d’aller de l’avant pour établir une taxe mondiale sur les grandes fortunes transférées dans les paradis fiscaux, étant donné qu’elles font perdre jusqu’à 171 milliards $ en impôt aux États dans le monde[5]. Comme nous pouvons le constater, les solutions existent. Reste la volonté politique de les mettre en œuvre. [1] Laboratoire mondial sur les inégalités, Rapport sur les inégalités mondiales 2022, Décembre 2021. [2] Directeur parlementaire du budget, Estimation de l’extrémité supérieure de la distribution du patrimoine familial au Canada: mises à jour et tendances, 9 décembre 2021. [3] Conseil du Bien-être Social du Canada, Le sens des sous pour résoudre la pauvreté, 2011. Richard Wilkinson et Kate Picket, L’égalité, c’est mieux, 2010. [4] Building back better with a bold green recovery, Synthesis Report, June 2020, (https://www.corporateknights.com/reports/green-recovery/building-back-better-bold-green-recovery-synthesis-report-15934385/) [5] Laboratoire mondial sur les inégalités, TaxCOOP, OXFAM.