Pour mieux comprendre le modèle québécois actuel, il convient de revenir à la naissance du ministère de la Culture, l’un des principaux piliers gouvernementaux issus de la Révolution tranquille, une période qui marque un tournant dans l’évolution d’une musique proprement québécoise.
Malgré la constitution d’archives nationales dès 1920 et la fondation de la Commission des sites et monuments historiques du Québec en mars 1922, il faut attendre les décennies 1950 et 1960 pour que l’État québécois s’intéresse davantage au domaine culturel. La publication du rapport provincial de la commission Tremblay (1956) « affirme la nécessité d’une intervention soutenue de l’État dans le domaine culturel (1) ». Alimenté par la grève de 74 réalisateurs de Radio-Canada, du 29 décembre 1958 au 7 mars 1959, le marché du spectacle au Québec se restructure aussitôt autour de producteurs et d’artistes canadiens-français dans l’intention de soutenir la culture québécoise naissante. Cette grève peut être considérée comme une rupture qui transforme le secteur artistique et culturel au Québec et qui accentue sa recherche d’autonomisation (2).
Par contre, c’est le gouvernement de Jean Lesage, élu en juin 1960, qui jette les bases d’une véritable révolution en matière de responsabilisation de l’État face à la culture. En pleine ébullition du sentiment nationaliste, et afin de contribuer à l’affirmation de l’identité et de la vitalité culturelle québécoise, Lesage met sur pied le premier ministère des Affaires culturelles le 24 mars 1961 et en confie la direction à Georges-Émile Lapalme (1907-1985). Toutefois, ce dernier constate qu’il n’est pas vraiment pris au sérieux par ses collègues du Conseil du trésor (3), ce qui le pousse à démissionner le 3 septembre 1964. La création de notre ministère de la Culture ne survient que deux ans après une initiative semblable en France en 1959, menée par Charles de Gaulle, qui attribue à André Malraux ce ministère. Même si les premières politiques culturelles au Québec remontent aux années 1920 et à Athanase David, le domaine culturel s’institutionnalise progressivement avec l’établissement de ce ministère fondé pour « favoriser l’épanouissement des arts et des lettres dans la province et leur rayonnement à l’extérieur » (1964, chapitre 57, article 2) (4). Le Québec est ainsi la première province canadienne à se doter d’un tel outil d’émancipation culturelle. En effet, Ottawa ne dispose que du Conseil des arts du Canada (1957) (5).
Dès 1964, le gouvernement du Québec est conscient qu’il faut sortir de la « stagnation » et de la « misère musicale (6) » qui touchent le Québec. Un premier Livre blanc sur la culture, publié en 1965 et signé par Pierre Laporte (1921-1970), présente l’État québécois comme « l’incarnation politique de la nationalité canadienne-française et comme le mobilisateur des énergies collectives (7) ». L’intervention étatique devient une pressante nécessité. Dès 1966, l’État crée la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), alors que le ministère des Communications est créé en décembre 1969 par Jean-Jacques Bertrand (1916-1973). Au début des années 1970, le gouvernement Bourassa réaffirme la primauté du fait français au Québec. À cette époque, les intellectuels comprennent rapidement que « [l]’État du Québec est, pour l’instant, l’instrument fondamental que les Québécois possèdent pour réaliser leur identité culturelle (8) ». Dix ans après la création du ministère des Affaires culturelles, son budget atteint 17 millions de dollars, pour l’année fiscale 1970-1971, comparativement à un milliard pour l’Éducation. Par ailleurs, il existe « même au Québec, une trentaine de lois culturelles, mais pas autant d’organismes culturels, l’organisation publique culturelle étant très centralisée et très centralisatrice (9)».
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Cette période d’émergence du nationalisme québécois culmine du côté gouvernemental avec le Livre vert de Jean-Paul L’Allier (1938-2016), intitulé « Pour l’évolution de la politique culturelle » (mai 1976). Ce document énonce explicitement le rôle majeur de la chanson québécoise dans la définition de l’identité québécoise, mais aussi canadienne : « On reconnaît cependant avec une satisfaction évidente l’apport essentiel et original de chacun de ses principaux éléments tels le théâtre, la chanson, la littérature, etc., à la canadian culture. (10) » Selon l’expression de Bruno Roy (1943-2010), on se rend à l’évidence que le Québec est l’expression politique du Canada français. Même le député-poète Gérald Godin (1938-1994) admet la pertinence des réflexions de L’Allier. Pourtant, à la même époque, l’historien Guy Frégault (1918-1977) publie un ouvrage sur son expérience comme sous-ministre (1961-1966 et 1970-1975), qui porte sur l’ensemble des activités culturelles de son ministère, mais sans jamais mentionner la chanson québécoise (11). Selon Bruno Roy, les gouvernements n’aident pas de façon tangible le domaine de la chanson québécoise avant la création d’un premier festival, sous l’égide du ministère des Affaires culturelles : la Chant’Août (1975). Or, Guy Frégault concède que « Québec était conscient du problème » tout en ayant négligé la chanson par le passé. En mars 1975, ce ministère annonce « toute une politique à l’égard d’un art qu’il reconnaissait alors comme le mode d’expression le plus enraciné et le plus authentiquement québécois (12)».
Le second Livre blanc sur la culture, celui de Camille Laurin (1922-1999), produit en 1978 – soit un an après l’adoption de la Loi 101 –, vient confirmer l’importance culturelle du français et le rôle de l’État dans sa défense. En effet, le ministre y dénonce aussi la « provincialisation (13) » de la culture québécoise, en exigeant le rapatriement immédiat de tous les pouvoirs liés à la culture, tels que les communications (radio, télévision), qui restent une prérogative fédérale.
Sources
(1) Patrice GROULX et Alain ROY. « Les lieux historiques de la région de Québec comme lieux d’expression identitaire, 1965-1985 », Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 48, no 4 (printemps 1995), p. 534.
(2) Frédéric KANTOROWSKI. En scène ! 1865-1979 – aux limites de la mémoire. Québec, les publications du Québec, gouvernement du Québec, 2016, p. 200.
(3) Caroline MONTPETIT. « Au seuil de la Révolution tranquille », 24 mars 2021, Le Devoir.
(4) Giuseppe TURI. Une culture appelée québécoise. Montréal, Éditions de l’Homme, 1971, p. 35.
(5) Denis LESSARD. « Les 60 ans du ministère de la Culture – Un outil d’émancipation pour le Québec », 25 mars 2021, La Presse.
(6) Annette LASALLE-LEDUC. La Vie musicale au Canada français, Gouvernement du Québec, 1964, p. 7.
(7) Patrice GROULX et Alain ROY. Op. cit., p. 534.
(8) Giuseppe TURI. Op. cit., p. 81.
(9) Giuseppe TURI. Op. cit., p. 35.
(10) Jean-Paul L’ALLIER. « Pour l’évolution de la politique culturelle », ministère des Affaires culturelles, Gouvernement du Québec, document de travail, mai 1976, p. 99.
(11) Guy FRÉGAULT. Frégault : Chronique des années perdues. Montréal, Leméac, 1976, 251 p.
(12) Bruno ROY. Et cette Amérique chante en québécois. Montréal, Leméac, 1978, p. 268-269.
(13) GOUVERNEMENT DU QUÉBEC. « La politique québécoise du développement culturel », vol. 1, 1978, p. 38.