Aujourd’hui, je retrouve un vieil ami, Sébastien Dulude, un poète et écrivain dont le dernier ouvrage, Amiante, fait beaucoup parler de lui. Nos chemins se croisent à nouveau en cette journée automnale de 2024, dans un petit coin de Trois-Rivières qui me rappelle une autre époque : dans les années 2000, au Café-Bar Zénob, là même où je l’avais rencontré la première fois, dans une ambiance similaire, avec le froid qui s’installe doucement et les couleurs de l’automne qui transforment la ville. On discutait alors de tout et de rien, mais je pouvais déjà sentir la profondeur de son regard sur le monde.
Amiante est un roman touchant et poignant qui nous plonge dans l’univers de Thetford Mines en 1986. On y suit Steve Dubois et son ami, le petit Poulin, dans leurs aventures d’enfance, entre les terrils de la ville minière et les forêts environnantes. Mais, derrière cette innocence, une tragédie bouleversera la vie de Steve, une perte d’innocence qui résonne avec l’histoire ouvrière du Québec. Dans ce livre, Sébastien manie une langue précise et sensible, pour décrire une jeunesse fragile au cœur d’un « American Dream » ouvrier en déclin.
Acclamé et finaliste de plusieurs prix prestigieux, dont le Wepler-Fondation La Poste, le Première Plume et le Prix littéraire Le Monde 2024, ce premier roman de Dulude a su captiver le lectorat et la critique. Mais avant de parler succès, nous replongeons dans nos souvenirs communs et dans ce qui lui a inspiré ce livre.
Sébastien, ça fait un bon moment que je voulais te poser cette question : qu’est-ce qui t’a amené, à l’époque, à venir t’installer à Trois-Rivières ?
Je suis un Montréalais qui a connu deux exils dans sa vie. Le premier, c’était à Thetford Mines, qui est aussi le lieu du roman, puis le second, à Trois-Rivières. En 2002, j’avais un fils encore bébé, et sa mère vivait à Trois-Rivières. À ce moment-là, je cherchais à me réorienter dans la vie, à trouver ce que je voulais vraiment faire. L’idée de vivre à Trois-Rivières était donc un choix à la fois pratique et économique. La vie y était moins chère et je pouvais étudier sans avoir à trop travailler, grâce aussi à l’aide de mes beaux-parents qui nous soutenaient avec le petit.
À l’origine, mon projet était de devenir professeur de français au secondaire. Mais très rapidement, je me suis dit : « Hé, ce qui m’intéresse vraiment, c’est la littérature ! » C’est à ce moment-là que je me suis lancé là-dedans, et c’était comme si tout s’était grand ouvert devant moi.
Comment le Zénob et la scène artistique de Trois-Rivières ont-ils influencé ton développement dans le milieu littéraire ?
Le Café-Bar Zénob, c’est crucial. C’est vraiment le quartier général des arts à Trois-Rivières. Par l’université, j’avais entendu parler du Festival de la poésie, et je connaissais déjà le Zénob, mais au début, j’avais moins de discussions artistiques. Ça a pris peut-être un an, puis j’ai commencé à rencontrer tout le monde dans ce milieu-là. Trois-Rivières, c’est une ville vraiment plaisante parce qu’elle possède une culture interdisciplinaire que je n’ai pas souvent vue ailleurs. Tous les artistes se parlent, que ce soit avec Presse Papier ou avec Silex. Ces lieux étaient comme des carrefours où il y avait toujours un poète dans la gang, ça fittait naturellement. Moi, je m’occupais des textes pour tellement de projets et au Zénob, il y avait aussi cette culture autour du Festival de la poésie, des textes en jeu, des dominos, plein d’activités littéraires… Ça s’est fait rapidement. Je me suis dit que c’était ma place, surtout que j’ai eu de l’aide, des gens qui m’ont encouragé. Je me souviens d’un artiste, Alain Fleurent, qui m’avait dit : « Vas-y, Sébastien, fonce, c’est ta place. »
Comment as-tu réussi à allier tes intérêts pour le texte, la performance et la musique pendant ces années à Trois-Rivières ?
Je suis vraiment allé à fond à Trois-Rivières et j’ai rapidement découvert que j’étais intéressé autant par le texte que par la performance. À l’époque où on s’est connus, je mettais ma voix dans des machines électroniques, je faisais aussi de la musique avec d’autres gars. Tout ça, pour moi, c’est devenu plus qu’un hobby : c’était clair que c’est ça que je voulais faire dans la vie. J’étudiais en littérature, j’écrivais, j’allais voir des shows, et c’était comme si mon rêve artistique prenait forme. Trois-Rivières, je l’appelle mon « stage en or » en littérature parce que tout ce qu’on voulait faire, on pouvait le faire. À l’université, j’ai développé des aptitudes pour organiser des spectacles. On avait la Chasse-Galerie qui disait oui à tout ce qu’on proposait, on a même monté une ligue d’impro musicale. Il y avait aussi une table d’habitué-es où on discutait de tout et de rien, et tout ça connectait. Bien que l’université ne soit pas située en plein centre-ville, il y avait une connexion évidente entre des lieux comme la Chasse-Galerie et le Zénob et la vie culturelle. Moi, j’étais davantage axé sur la littérature et j’avais l’impression d’appartenir à un monde à part. Les profs, on ne les voyait jamais dans ces endroits, mais pour moi, c’était clair : il fallait sortir des salles de classe. Il y avait des festivals de poésie, des artistes fascinant-es partout, et je trouvais que ces univers ne communiquaient pas assez entre eux. J’avais besoin de combler cet espace entre l’université, la ville et l’art qui faisait vibrer Trois-Rivières.
La performance est un aspect de ton parcours qui m’a toujours intrigué. À l’époque, je n’étais pas familier avec ça ! Qu’est-ce qui t’a poussé à explorer ces extrêmes ?
Tout à l’heure, j’ai mentionné Alain Fleurent. Il m’avait dit : « C’est le fun quand tu dis tes textes. On sent que tu es nerveux, tes mains shakent, et c’est intéressant. Quand tu ne caches pas ça, tu explores quelque chose de puissant. » Ç’a été un déclic pour moi. Alain faisait de la performance vraiment fascinante, c’était quelque chose que je n’avais jamais vu avant. C’était nouveau et différent.
J’ai donc commencé à penser que ce serait intéressant de dire mes textes autrement. Au début, je les passais à travers des machines électroniques, puis un jour, je me suis demandé « pourquoi ne pas passer ça à travers mon corps ? ». Je voulais faire vibrer le texte à travers une action, me pousser à aller au-delà de mes peurs, me bousculer physiquement. Et c’est là que j’ai senti que les gens m’écoutaient vraiment. Je faisais des choses non conventionnelles et ça créait des moments d’écoute très intense. Les gens en reparlaient beaucoup après.
J’ai exploré la performance pendant une bonne douzaine d’années. Maintenant, j’ai à peu près terminé ce cycle. J’ai l’impression d’avoir fait le tour de ce que j’avais à y explorer et je me suis concentré sur mon roman. Mais, pour moi, la performance était la rencontre entre l’écriture et la vie, presque comme la danse. C’était une manière interdisciplinaire de présenter mes textes, bien différente de les lire en silence dans un livre. Quand tu es sur scène, tu dois l’occuper pleinement, c’est ça que je croyais.
Qu’est-ce qui t’a motivé à faire ensuite cette transition de Trois-Rivières à Montréal ?
Pour moi, Trois-Rivières a toujours été une étape temporaire, surtout pour mes études. J’attendais simplement que mon fils grandisse un peu, mais j’avais toujours eu en tête de revenir à Montréal. J’ai besoin de l’énergie des grandes villes et le goût du voyage m’habite. Même si Trois-Rivières a marqué une période importante de ma vie, je savais que je finirais par repartir. La ville trifluvienne m’a offert un cadre pour apprendre et expérimenter, la métropole m’attirait, surtout pour m’intégrer dans un milieu littéraire plus vaste. C’est là que j’ai commencé à voyager à travers la poésie, en rencontrant des gens qui partageaient cette même passion. Ces expériences m’ont permis de découvrir d’autres horizons, mais j’ai rapidement compris que j’avais besoin de plus grand, d’une scène plus animée. Je suis fondamentalement urbain et, bien que Trois-Rivières ait été un endroit formateur, Montréal a toujours représenté le lieu où je devais revenir pour continuer à évoluer.
Un aspect qui m’a toujours fasciné dans ton écriture, c’est que les récits des autres influencent profondément ton style. Pourrais-tu m’expliquer davantage ce processus et comment tu parviens à te distancier de tes propres expériences dans tes œuvres ?
Les gens m’ont toujours confié beaucoup de choses. Ça me permettait de prendre un break de moi-même en écoutant les autres. J’aime être dans le bruit, sentir le mouvement autour de moi, tant que ce n’est pas toujours centré sur moi. Je pense que ça m’a poussé à développer une vraie capacité d’écoute parce que ça m’intéresse sincèrement. Et c’est absolument vrai que ma manière d’écrire dans Amiante reflète ça. J’ai arrêté de parler uniquement de moi, de manière frontale, 100 % réelle et à cœur ouvert. J’ai pris les chemins que les gens m’ont suggérés pour parler des mêmes sujets et c’est devenu plus riche de dialoguer avec d’autres vies que la mienne. C’est quelque chose que je ne vais jamais perdre : m’intéresser aux histoires des autres, les connecter à mes propres réflexions, ça m’a fait avancer. Pour moi, c’est aussi une manière de redonner quelque chose. Tu mets ça dans un livre et plus de gens peuvent s’y reconnaître parce que ça dépasse ta propre vérité. Quand on dialogue avec les autres, on atteint quelque chose de plus universel.
Comment cette constatation a-t-elle changé ta vision de l’écriture et ton approche de nouveaux projets littéraires ?
Si je me projette à partir de ma situation actuelle, ce qui est le plus marquant est cette prise de conscience claire : écrire des livres est ce que je suis destiné à faire. Récemment, j’ai eu l’impression d’être « pogné » avec Amiante, tant le sujet était omniprésent. Je reçois des demandes d’entrevues presque quotidiennement, mais cela ne remplace pas mon besoin de me plonger dans un nouveau projet. J’ai déjà commencé à y réfléchir et je sais que je ne vais pas tarder à retourner à l’écriture.
Aujourd’hui, ma priorité est de donner le plus d’espace possible à l’écriture, car j’en vois les répercussions dans ma vie et dans celle des autres. C’est une forme de récompense après des moments difficiles, j’ai développé quelque chose que je peux partager. Même si la reconnaissance est là, le processus d’écriture comporte des doutes et des défis. À 48 ans, je réalise que je n’ai plus de temps à perdre.
En conclusion
Avec cette dernière réponse, le temps avait filé à grande vitesse. On n’avait même pas vu les horloges nous crier après. Le soleil, lui, commençait à dessiner de longues ombres. On a décidé de se laisser là-dessus, chacun avec ses pensées et ses projets, comme d’habitude.
Retrouver Sébastien Dulude après tant d’années m’a permis de revenir aux sources de mon parcours. Notre échange a ravivé des souvenirs précieux, en évoquant un ami fidèle qui garde une place essentielle dans ma vie. C’était comme si notre amitié était simplement mise sur « pause », prête à reprendre son élan. En tant que vidéaste, j’ai retenu de mes échanges avec Sébastien sa manière de transformer chaque mot en un moment à la fois intime et universel. Nos rencontres sont rares, mais elles sont toujours fortes et significatives. Nos deux univers se complètent étonnamment, même sans contacts réguliers.