Sous leur forme actuelle, les coups de griffes dont le mot nègre fait l’objet, pour employer un euphémisme, laissent plutôt songeur.
Dans la foulée du cinquantième anniversaire de la Crise d’octobre, une journaliste de CBC a été sévèrement blâmée puis sanctionnée pour avoir évoqué en pleine réunion de travail le livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. « J’ai blessé mes collègues, mon équipe et CBC. Pour cette raison, je suis profondément désolée et j’ai honte », a avoué la journaliste.
Peu de temps après, à l’Université Concordia, un professeur a fait l’objet d’une pétition le condamnant pour avoir prononcé mot à mot le titre du même livre de Pierre Vallières durant son cours. Des gens qui se disent racisés et qui se retrouvaient dans salle ce jour-là ont pu entendre un mot qui évoque pour eux des souffrances insoutenables, rapporte-t-on.
Sur ces entrefaites, on apprend qu’une nouvelle édition en français du livre d’Agatha Christie Les dix petits nègres vient d’être publiée sous le titre Ils étaient dix. Le mot « nègre », apparaissant soixante-quatorze fois dans la traduction précédente, a été systématiquement écarté. L’île du nègre a été notamment remplacée par l’île du soldat.
À l’heure où ces lignes sont écrites, rien n’indique qu’on s’apprête à modifier le titre du livre de Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Au contraire. Son agent littéraire nous précise que le livre circule encore et toujours dans toutes les librairies du Québec. Il ajoute que l’un de ses éditeurs en France, les Éditions Zulma, pour souligner les 35 ans de vie de ce livre, le réédite ce mois-ci en grand format. On ne saurait dire si cela créera quelques remous comme ce fut le cas pour Blaise Cendrars accusé, soixante ans après sa mort, de négrophobie pour son livre Petits contes nègres pour les enfants des blancs, réédité récemment par Albin Michel Jeunesse et la Bibliothèque nationale de France. À tout événement, si cela se trouve, une petite polémique à l’occasion de la sortie d’un livre ne fait parfois pas de tort pour mousser les ventes…
Qu’on se comprenne bien. Le mot nègre, pris au sens propre du terme, est infamant. Même que l’on ne l’utilise plus pour désigner un écrivain fantôme ou un prête-plume. C’est dire. Quoi qu’il en soit, il ne vient à l’esprit de personne aujourd’hui l’idée de l’employer pour désigner ou interpeller un individu à la peau noire. À personne sauf aux racistes bien sûr ! Et pour eux, cette controverse ne fait probablement qu’attiser leur sarcasme.
Sous leur forme actuelle, les coups de griffes dont le mot nègre fait l’objet, pour employer un euphémisme, laissent plutôt songeur. Les réseaux sociaux et certains journalistes ne se sont pas gênés pour se moquer de cette histoire. Chose certaine on peut se demander quelle cause tout ça peut bien servir sinon celle d’un révisionnisme obtus et coupé du réel comme le rappelaient récemment trois professeurs de l’UQAM dans le Devoir. Tout compte fait, voilà de bien vaines distractions quand on sait tout ce qui doit être mis en œuvre pour éviter que les George Floyd, Jacob Blake ou Pierre Coriolan de ce monde ne périssent sous les coups de la violence policière. Et puis, avant toute chose, ne faudrait-il pas s’attaquer aux inégalités sociales et économiques en général dont les noirs sont victimes et à celles en particulier qui les affligent en temps de pandémie ? Ce n’est pas l’ouvrage qui manque tant la côte est raide à remonter sur ce plan.
Il n’est pas mauvais, dit-on, de savoir choisir ses combats et aller à l’essentiel si on veut faire avancer les choses. Voilà au moins un aphorisme qui devrait faire l’objet d’un large consensus pour nous tous pour qui la vie des noirs compte.