Alain Dumas – Économie – juin 2021 Si la pandémie a entraîné un véritable choc dans notre société, c’est parce que le monde fonçait droit dans un mur depuis une trentaine d’années. L’obsession d’une croissance toujours plus forte, associée à la surconsommation de produits polluants, avait pourtant enfermé la planète dans une situation foncièrement insoutenable étant donné l’explosion des inégalités et les changements climatiques désastreux. Alors que le retour à la « normale » se pointe à nos portes, on peut se demander à quoi devrait ressembler l’économie postpandémie. En dépit des mesures d’aide aux travailleurs, le virus des inégalités s’est propagé encore plus vite que la COVID pendant la pandémie. L’écart s’est d’abord creusé entre les personnes qui pouvaient télétravailler et qui gagnaient un salaire élevé, et celles qui ne pouvaient pas travailler à domicile et qui recevaient un faible salaire. Cette dernière catégorie comprend en majorité des jeunes et des femmes, qui ont essuyé des pertes d’emplois cinq fois plus grandes que la baisse générale de l’emploi. Les taux d’intérêt extrêmement bas des banques centrales ont profité davantage aux plus riches qu’au moins nantis. D’un côté, l’accès facile au crédit, qui a fait exploser la demande et le prix des maisons, a contribué à augmenter l’endettement des ménages à revenus moyen et modeste. De l’autre côté, les plus riches ont pu emprunter aisément des montants qu’ils ont placés à la bourse, laquelle a grimpé de 50 % depuis le creux de mars 2020. En raison du confinement, l’épargne des Canadiens a augmenté de 180 milliards de dollars, de sorte que le taux d’épargne est passé de 2 % en 2019 à 28 % à la fin de 2020. Force est de constater le caractère inégalitaire de ce supplément d’épargne, puisque 40 % de celui-ci provient des quelques centaines de milliers de ménages les plus riches contre moins de 10 % pour des millions de personnes à revenu modeste. Plus l’épargne se concentre entre les mains des personnes les plus aisées, plus ces dernières ont tendance à la conserver plutôt qu’à la dépenser. Selon une enquête de la Banque du Canada, l’essentiel de cette sur-épargne dort dans les comptes bancaires, sauf une partie qui « a permis à des ménages à hauts revenus d’acheter des maisons [et] une autre partie, à l’achat d’actifs financiers[1] ».

Le virus des inégalités s’est propagé plus vite que la COVID pendant la pandémie. L’écart s’est d’abord creusé entre les personnes qui pouvaient télétravailler et qui gagnaient un salaire élevé, et celles qui ne pouvaient pas travailler à domicile et qui recevaient un faible salaire.
Assisterons-nous à un essor économique ?
Si un essor économique devait se produire, il serait donc le résultat d’une remise en circulation de l’épargne de la classe moyenne. Le déconfinement poussera les gens à dépenser beaucoup plus à court terme, là où la demande a été le plus refoulée (restauration, spectacles, hôtellerie, etc.). Cependant, bon nombre de secteurs ne pourront pas bénéficier d’un rattrapage de la consommation. De fait, on n’ira pas plus souvent s’entraîner dans les gymnases ou se faire coiffer. Enfin, la lente régression de la pandémie dans les pays pauvres et l’inégalité vaccinale entre pays riches et pays pauvres laisseront planer pendant quelques années un nuage d’incertitude dans le ciel des voyageurs internationaux. À plus long terme, la numérisation de l’économie affectera durablement l’économie. Comme le télétravail et l’explosion du commerce en ligne ont devancé de dix ans la révolution à venir, l’ancien système des routes et autoroutes bondées à cause des déplacements des travailleurs et des consommateurs vers les centres-villes risque de ne pas retrouver sa « normalité ». En raison de leur avance dans le commerce en ligne, des géants comme Amazon et Walmart pourraient grignoter encore plus les parts de marché de nos PME locales, déjà affaiblies par les arrêts forcés, ce qui aurait d’autres conséquences négatives sur l’emploi.
Un nouveau modèle économique
Alors que la pandémie a mis en évidence les conséquences dramatiques d’un phénomène naturel causé en partie par l’action humaine, le monde postpandémique doit être celui de la lutte contre les changements climatiques. Et compte tenu des inégalités causées par les changements structurels, cette période doit sonner le retour de l’État comme protecteur du bien commun. Ces deux priorités doivent être la pierre angulaire d’un nouveau modèle économique qui favorise la neutralité carbone, la justice sociale et la qualité de vie. Pour ce faire, de nouvelles sources de financement sont nécessaires. Deux séries de propositions gagnent de plus en plus d’adeptes : d’une part, taxer les grandes fortunes (voire la sur-épargne des plus riches), les grosses successions et les produits polluants ; d’autre part, fixer un plancher mondial d’imposition des grandes entreprises multinationales et relever l’impôt des plus hautes tranches de revenu. Source [1]COVID-19, épargne et dépenses des ménages, Banque du Canada, 11 mars 2021.