Soraya Kettani – Opinion – octobre 2021
À l’automne dernier, Mme Verushka Lieutenant-Duval, professeure à l’Université d’Ottawa, a été suspendue de ses fonctions académiques, pour avoir prononcé le mot en « N ». De son côté, quelques jours seulement avant de décrocher, l’animateur de l’émission Bien Entendu sur Radio-Canada, M. Stéphan Bureau, a été torpillé pour avoir invité sur les ondes de Radio-Canada, le très controversé Dr Raoult. Quelques heures plus tard, il fut interpellé par l’Ombudsman sur un présupposé manquement à la rectitude éditoriale. Enfin, il y a moins de 3 semaines de cela, nous apprenions que le comité d’évaluation du Conseil scolaire catholique Providence en Ontario a procédé à la sélection de 5000 livres jeunesse dans 30 écoles francophones du sud-ouest de l’Ontario à être jetés ou brûlés, au nom d’un geste de « réconciliation avec les peuples autochtones ».
Depuis le début de l’année, le Canada a enregistré une soixantaine de cas de « cancellation » (cancel culture). En 399 av. J.-C, Socrate fut condamné pour corruption idéologique. D’un bout à l’autre de l’histoire, mais à l’échelle de centaines d’années-lumière, la chasse aux sorcières s’engage toujours de la même manière dans l’exécution des procès.
Mais retenons pour le moment le cas de la dernière histoire.
L’offense est une raison faible aux régulations sociales, sociétales et identitaires.
Mme Suzy Kies, à travers la commission autochtone du Parti libéral du Canada dont elle était coprésidente (et qui en a démissionné quelques jours plus tard), a fait porter un jugement de vérité, à un fait historique et social total. Soit.
Seulement, si nous retenons que l’une des idées capitales dans une démocratie libérale repose sur un principe important, celui du droit non négociable à la liberté d’expression. Contenu et préservé dans le principe du libéralisme politique, ce droit d’expression, surtout quand il est académique, ne peut être mis en sursis que lorsqu’il se mesure à certains torts, causés par la diffamation, le mensonge ou l’incitation à la haine, durables dans le temps, et altérant une valeur sociale. Comment prouver que La conquête de l’Ouest, Tintin, Astérix et Lucky Lucke pouvaient engendrer tout cela et « rabaisser une population » ?
Par l’action qui a suivi, Mme Suzy Kies a transformé le fait social total en vérité totale, alors qu’il ne s’agissait que d’une vérité parmi tant d’autres vérités isolées, construite dans le cadre d’une commission qui cherchait à atteindre sa propre vérité.
La question qui se pose ainsi, est non pas seulement de savoir comment Mme Suzy Kies a décidé, dans le cadre d’une commission isolée, que la somme des connaissances diffusées dans ces livres jeunesse perpétue l’offense auprès des populations autochtones. La question, plus radicale, est surtout de savoir comment a-t-il été possible, que dans le cadre d’une démocratie plurielle et délibérative, privilégiant les conditions de l’échange et du débat, de telles décisions soient prises, d’un jour à l’autre, à la surprise de tous et au nom de tous, par des groupes non représentatifs, au nom d’une conception du bien supérieure à toutes autres ? Il incombe aux sociétés libérales un principe de justification obligatoire plus intense.
Entre le sens des limites et l’exercice de la pensée critique, apparaît désormais l’idée de l’annulation de la connaissance comme modèle d’épuration.
Si on connaissait jusque là les limites à la liberté d’expression, nous assistons aujourd’hui à la floraison de nouvelles menaces. L’offense devient ainsi en soi suffisante pour interdire la liberté d’expression. Une réalité d’autant moins acceptable lorsqu’il s’agit de connaissances académiques. L’offense est une raison faible aux principes de la régulation historique et sociétale.
Aux élèves des écoles concernées, on a présenté cette vérité totale : « Nous enterrons les cendres de racisme, de discrimination et de stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous pourront vivre en prospérité et en sécurité ».
Et si la manière de surmonter un malaise était de l’affronter ?
Pour me dépassionner moi-même, moi qui attribue la plus haute valeur aux livres et aux choses de l’esprit, j’entreprends pour me raisonner, de me convaincre qu’il ne s’agit que de copies de livres, et qu’au final, des centaines de milliards de livres fleurissent et fleuriront par ailleurs, pour venir déterrer ce qu’on veut enterrer.