Francis Bergeron – Histoire – Février 2021 En cette période de pandémie, la majorité des lieux culturels québécois ont été mis sur pause pour un temps indéterminé. Au grand dam des cinéphiles, les salles de cinéma sont également fermées. Quitte à ne pouvoir assister à une représentation cinématographique, revoyons l’histoire du cinéma à Trois-Rivières. Les premières représentations cinématographiques trifluviennes ont lieu du 17 au 26 novembre 1896 grâce à l’entreprise Lumière dans un local du restaurant National[1]. « Le cinématographe n’est ici que pour une semaine », écrit-on dans Le Trifluvien du 17 novembre 1896[2]. La population se presse donc pour assister aux spectacles « d’images qui bougent[3] ». Dès lors, ces représentations initiales se donnent surtout dans la salle de théâtre de l’hôtel de ville, parfois en plein air, comme au Jardin Laviolette, ou même dans des locaux prêtés par les Ursulines. Entre 1896 et 1909, Trois-Rivières accueille divers projectionnistes ambulants qui viennent présenter des films, dont le Sorelois Hilaire Lacouture (son cinéma à Sorel se nomme le Lacouturoscope), les Trifluviens Joseph Leprohon et Eugène Godin ainsi que le Dr Louis-Philippe Normand qui marie conférences sur l’hygiène et vues animées. Il faut attendre 1909 pour qu’une première salle ouvre ses portes, le théâtre Bijou, propriété de J.-Arthur Robert[4]. De 1909 à 1928, plusieurs salles de cinéma muet feront leur apparition à Trois-Rivières : le Casino (1911-1918), le Gaïeté (1914-1931), le Victoria (1916-1918), L’Impérial (1919-1981) et le Capitol (1928)[5]. Jusqu’aux années 1930, les soirées de cinéma duraient environ trois heures. Entre les films, on présentait des numéros de vaudeville, des pièces de burlesque, des orchestres, des films d’actualité ou des documentaires.

Une des nombreuses salles de cinéma ayant marqué l’histoire culturelle de Trois Rivières. Le Cinéma de Paris vers 1940 sur le boulevard Saint-Mauricie.
Interdiction le dimanche
À cette même époque, le clergé décide de ce qui est moral ou non en culture, et le cinéma n’y fait pas exception. Effectivement, en 1902, l’archevêché de Montréal, sous l’autorité de Mgr Bruchési, interdit les vues animées le dimanche. Afin de répliquer à cette interdiction, Léo-Ernest Ouimet, avec d’autres propriétaires de salles, intente un procès contre l’archevêché[6]. Notons d’ailleurs que Ouimet a tourné en 1908 l’un de ses premiers films d’actualités, L’incendie de Trois-Rivières[7]. Toujours est-il que Ouimet perd son procès en 1910, mais décide de faire appel devant la Cour suprême du Canada. Cette fois-ci, la Cour lui donne raison. En 1912, il n’est pas interdit d’ouvrir les salles de cinéma le dimanche. C’est donc une victoire pour les exploitants du spectacle. Dès lors débute une « lutte constante contre cette décision par l’élite cléricale[8] ». Le procès aura des échos jusqu’à Trois-Rivières puisque, le 19 décembre 1910, le Conseil municipal adopte une loi interdisant le cinéma le dimanche. À cette date, Trois-Rivières possède seulement une salle.
Les répercussions de la tragédie du Laurier Palace (1927)
Le dimanche 9 janvier 1927, un incendie ravage le Laurier Palace à Montréal : 78 enfants y trouvent la mort. Cette tragédie émeut toute la province et des voix s’élèvent afin d’interdire l’ouverture des salles le dimanche. Une commission d’enquête est chargée de faire la lumière sur le drame. Le rapport déposé par le juge Louis Boyer conclut, entre autres, que « les spectacles du dimanche ne devraient pas être interdits ; le cinéma, généralement, n’est pas immoral »[9]. Inutile de vous dire que le rapport n’a pas fait d’heureux chez les tenants de l’interdiction. C’est donc l’occasion parfaite pour le clergé et l’élite conservatrice du Canada français de renforcer la lutte contre l’ouverture des salles le dimanche. Pour eux, le cinéma constitue l’un des vecteurs de l’américanisation de la société canadienne-française et de l’immoralité protestante qui corrompt les mœurs de sa jeunesse. La tragédie du Laurier Palace aura comme répercussion la diminution des entrées, car comme elle a eu « un effet dissuasif chez les parents, ces enfants ont cessé de fréquenter les salles[10] ». L’effet se fait aussi sentir à Trois-Rivières, où le Gaieté, l’Impérial et le Capitol voient leur fréquentation et leurs revenus diminuer. Cependant, le 29 décembre 1929, ces trois salles trifluviennes font front commun contre la loi de 1910 en ouvrant leurs salles le dimanche. Par conséquent, les curés de l’ensemble des paroisses de Trois-Rivières réagissent contre cette alliance en écrivant au conseil municipal. Ils considèrent « l’ouverture des théâtres le dimanche comme absolument contraire à la loi de Dieu et à la loi civile et considérablement nuisible à la sanctification de ce jour saint ». Ils vont même plus loin en voulant interdire les affiches publicitaires à la porte des salles, sous prétexte qu’elles sont « une véritable école de démoralisation pour notre population[11] ». Malgré la demande du conseil municipal de respecter la loi de 1910, les salles font fi de la réglementation. En 1930, la municipalité souhaite intenter des poursuites contre les trois salles, mais le procès n’aura jamais lieu. Aucune note n’indique que la municipalité « ait apporté un amendement à sa loi de 1910 ». L’historien Mario Bergeron évoque une possible entente à l’amiable entre les propriétaires, la municipalité et le clergé[12]. La population trifluvienne pourra donc continuer à fréquenter les salles le dimanche, comme dans la majorité des villes québécoises. Ainsi, les années 1930 marquent le début de l’âge d’or des salles de cinéma trifluviennes. Sources Hardy, René, Séguin, Normand et al., Histoire de la Mauricie, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 2004, 1136 p. ROY, Jean, FERRETTI, Lucia et al., Nouvelles pages trifluviennes, Québec, Septentrion, 2009, 339 p. LINTEAU Paul-André, DUROCHER René et Jean-Claude ROBERT, Histoire du Québec contemporain : De la Confédération à la crise (1867-1929), tome 1, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1989, 758 p. BERGERON, Mario, Société québécoise, salles de cinéma au Québec et à Trois-Rivières : quatre aspects, Mémoire, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1999, 275 p. ANONYME, « Saviez-vous que… », Le Nouvelliste, 89e année, no 275, 22 septembre 2009, p. 1. BOYER, Louis. « Dépôt du rapport du juge Louis Boyer sur le cinéma », Le Devoir, vol. XVII, no 202, 1927, p. 3. [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/21907.html (page consultée le 14 janvier 2021). LE TRIFLUVIEN, « Allez tous voir le cinématographe », Le Trifluvien, vol. 9, no 5, 1896, p. 3. [1] Jean Roy, Lucia Ferretti et al., Nouvelles pages trifluviennes, Québec, Septentrion, 2009, p. 294 ; Le restaurant National était situé sur la rue Notre-Dame face à l’actuel bureau de poste. [2] Le Trifluvien, « Allez tous voir le cinématographe », Le Trifluvien, vol. 9, no 5, 1896, p. 3. [3] Expression tirée de Nouvelles pages Trifluviennes, p. 294. [4] Le théâtre Bijou était situé au 39, rue des Forges. [5] René Hardy, Normand Séguin et al. Histoire de la Mauricie, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 2004, p. 814 ; Jean Roy, Lucia Ferretti et al., Nouvelles pages trifluviennes, Québec, Septentrion, 2009, p. 298-300 ; L’Impérial a été le premier à présenter un film parlant le 20 avril 1929 : Submarine, réalisé par Frank Capra. [6] En 1906, Léo-Ernest Ouimet, pionnier du cinéma québécois, ouvre la première salle de cinéma à Montréal, le Ouimetoscope. [7] Anonyme, « Saviez-vous que… », Le Nouvelliste, 89e année, no 275, 2009, p. 1. [8] Mario Bergeron, Société québécoise, salles de cinéma au Québec et à Trois-Rivières : quatre aspects, Mémoire, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1999, p. 209. [9] Louis Boyer, « Dépôt du rapport du juge Louis Boyer sur le cinéma », Le Devoir, 30 août 1927, p. 3. [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/21907.html (page consultée le 14 janvier 2021). [10] Mario Bergeron, Société québécoise, salles de cinéma au Québec et à Trois-Rivières : quatre aspects, Mémoire, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1999, p. 214. [11] Mario Bergeron, Société québécoise, salles de cinéma au Québec et à Trois-Rivières : quatre aspects, Mémoire, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1999, p. 214-215 [12] Mario Bergeron, Société québécoise, salles de cinéma au Québec et à Trois-Rivières : quatre aspects, Mémoire, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1999, p. 216.