Un texte de Riccardo Petrella – Pressenza – International
Le droit universel à la santé
Dans leur proclamation, les gouvernements de l’Union européenne et d’autres pays du monde – à l’exception des États-Unis, l’ancien président Trump prévalant – n’ont pas lésiné sur les déclarations solennelles : « personne ne sera laissé de côté ». Même les plus grandes entreprises pharmaceutiques mondiales l’ont répété, à l’unisson avec leurs gouvernements, le jour où la FDA (Food and Drug Administration) américaine a autorisé la mise sur le marché du premier vaccin Covid-19, celui de Pfizer et de leur petite start-up allemande associée Bio-N-tech.
Il y a d’abord une première note décalée : l’idée malsaine, dans les pays du monde hyper-développé « occidental », de considérer l’existence de « bons » vaccins et de « mauvais » vaccins.
« Bons » vaccins, « mauvais » vaccins
Depuis plus d’un mois, six vaccins sont en circulation, mais les dominants occidentaux ne parlent que de trois, ceux de Pfizer (USA), Moderna (USA) et Astra-Zeneca (Royaume-Uni et Suède). Les autres vaccins, déjà administrés en millions de doses dans différents pays du monde, sont le Spoutnik V russe, le Sinovac chinois et le Soberana cubain. Cuba, tout comme la Chine, a confirmé il y a une dizaine de jours qu’elle était prête à distribuer gratuitement le vaccin dans le monde entier. Eh bien, ces vaccins sont ignorés, voire dénigrés, parce qu’à leurs yeux, ils ne présentent pas les garanties scientifiques de sécurité nécessaires.
Rappelons que le vaccin Astra-Zeneca n’a été autorisé ces derniers jours que pour une administration limitée à une population de moins de 55 ans car il est considéré comme ayant un niveau de sécurité d’environ 50%, alors que le vaccin russe est administré avec un indice supérieur à 70% et les vaccins chinois et cubain entre 80 et 90%. Déjà cette division imposée par l’Occident entre « bons » et « mauvais » vaccins (en fait, ces derniers sont considérés comme tels car ils ne sont pas occidentaux !) est un premier indicateur inquiétant de la façon dont la lutte contre la pandémie de Covid-19 est conçue et promue au sein des groupes forts des pays de l’économie dominante.
Au début, il y avait plus de 200 projets de vaccins. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une douzaine. L’économie dominée par le capitalisme n’aime pas la grande variété. Moins il y a de vaccins « mondiaux », plus les bénéfices sont juteux et élevés. La logique est claire. Pour être rentable sur les marchés mondiaux, il faut qu’il y ait peu de vaccins. Les dominants préfèrent une concentration aussi forte que possible au mépris de la concurrence.
Proposition 1
Ceux qui ont dit « personne ne sera laissé pour compte » doivent abandonner les visions et les objectifs de la suprématie scientifique et technologique et cesser de pratiquer la xénophobie à l’égard des connaissances, des technologies, des produits et des services provenant d’autres pays que le leur.
Proposition 2
De même, les pouvoirs publics (nationaux, internationaux et mondiaux) doivent favoriser une coopération et un partage forts des connaissances et des technologies au service du bien-être de tous les habitants de la terre et abandonner le culte guerrier de la science et de la technologie pour la compétitivité et la survie du plus fort.
La principale mystification : le principe de l’accès abordable
Le principe inspirateur de la lutte mondiale contre le Coronavirus est représenté par l’accès pour tous, sur une base équitable et abordable, aux outils centraux de la thérapie anti-Covid-19 (outils de diagnostic, traitements médicaux, vaccins).
Il s’agit d’une mystification, principalement pour deux raisons. L’équité ne fait pas partie intégrante du principe de justice, car elle implique l’acceptation d’inégalités dans l’accès à la thérapie selon les conditions et les contraintes fixées par les autorités (entre autres, besoins individuels, pouvoir d’achat, solvabilité…). La justice, en revanche, implique nécessairement l’égalité en droit.
De plus, conditionner l’accès à la thérapie au paiement d’un prix de marché, aussi abordable soit-il, c’est entrer dans une logique de vente/achat où les citoyens deviennent des clients et l’État cesse d’avoir l’obligation de respecter effectivement le droit en question. Cette obligation disparaît complètement si le producteur du bien ou du service est un sujet privé poursuivant un but lucratif. En fait, sous le label d’un accès équitable à un prix abordable, on quitte le domaine des droits et des relations communauté/état/citoyen.
Proposition 3
Ceux qui ont affirmé que « personne ne sera laissé pour compte » doivent abandonner la subordination de la concrétisation du droit à la santé à la condition mercantile de payer un prix de marché imposé par les entreprises et remplacer le principe d’équité par le principe de justice.
Pour l’instant, nous sommes loin de la proposition. En raison du prix imposé, avec l’accord des pouvoirs publics, par les entreprises détentrices des brevets sur les vaccins, les quinze pays les plus riches du monde (environ 14% de la population mondiale) se sont emparés, dès ces derniers mois, de plus de 60% des doses disponibles en 2021, laissant moins de 40% à 86% de la population mondiale.
C’est pourquoi, en concurrence les uns avec les autres, ils ont acheté des milliards de doses, avec des milliards de dollars payés d’avance. Et ce, même après avoir abondamment financé les dépenses de la recherche fondamentale et appliquée publique et privée pour la conception et le développement des vaccins par les entreprises privées.
Comme le montre le tableau ci-dessous, sur les 82 millions de doses administrées le 30 janvier, hormis la Chine qui est totalement indépendante des vaccins « occidentaux », la part du lion a été prise par les pays occidentaux à revenu élevé (en l’absence des pays, tels que la Scandinavie et les Pays-Bas, qui n’ont pas encore adopté la politique de vaccination générale). Israël mérite une attention particulière, car il possède le coefficient de doses le plus élevé du monde pour 100 habitants. Le pays a pu obtenir rapidement toutes les doses souhaitées car il a payé à Pfizer un prix de 30 à 40% plus élevé que les autres pays (1). Cependant, le nombre de Palestiniens vaccinés vivant dans les territoires occupés par Israël est extrêmement faible. Bien sûr, Pfizer qui a proclamé que personne ne sera mis sur la touche dira que l’utilisation des vaccins par ses clients n’est pas de son ressort ! Pilate est toujours parmi nous.
Le fait qui ressort de façon encore plus flagrante est l’absence de l’Afrique. Selon les déclarations du directeur général de l’OMS, les doses administrées dans le pays le plus pauvre d’Afrique, la Guinée, à la mi-janvier étaient de 25 pour une population de près de 14 millions de personnes, soit beaucoup plus que la population de la Belgique !
COVID-19. Nombre total de doses de vaccin administrées, au 30.01.2021
comptés en doses uniques.
pays | en millions | pour 100 personnes |
---|---|---|
Etats-Unis | 29.58 | 8,91 |
Chine | 22.77 | 1,58 |
Royaume-Uni | 8.86 | 13,05 |
Israel | 4.73 | 54,69 |
Inde | 3.74 | 0,27 |
Emirats Arabes Unis | 3.11 | 31,49 |
Allemagne | 2.32 | 2,27 |
Brésil | 2.00 | 0,94 |
Turquie | 1.96 | n.a |
Italie | 1.90 | 3,15 |
Espagne | 1.47 | 3,15 |
France | 1.45 | n.a |
Pologne | 1.14 | 3,07 |
Russie | 1.00 | 0,69 |
Canada | 0,937 | 2,48 |
Roumanie | 0,672 | 3,05 |
Mexique | 0,662 | 0,51 |
Indonésie | 0,502 | 0,18 |
Serbie | 0,430 | 6.33 |
Argentine | 0,366 | 0,81 |
Source : Par l’auteur, à partir des données officielles Our World in Data – Dernière mise à jour 31 janvier 2021, 09:10 (Heure Londres)
Pour leur défense, les groupes dominants invoquent l’absence ou la faiblesse des infrastructures sanitaires et du personnel adéquat. Ainsi, ils acceptent comme inévitable le fait qu’à la fin de 2021, seuls 20 à 30 % de la population mondiale seront vaccinés, sachant d’avance quels peuples et groupes sociaux constitueront ce pourcentage. Mais cela était connu depuis le début ! Cela signifie qu’aucun véritable changement structurel n’a été et ne sera effectué pour éviter que tant de personnes ne soient laissées pour compte. La réalité est que le manque de volonté de changer la situation est évident comme le montre le cas du rejet de la suspension provisoire des brevets.
Proposition 4
Le droit à la santé est une obligation constitutionnelle pour l’État de droit et l’État providence, que tous les États doivent respecter, et pas seulement envers leurs propres citoyens sur la base de la mutualité et de la solidarité mondiale.
La bataille urgente pour la suspension provisoire du système des brevets
Une proposition sérieuse et certainement efficace pour promouvoir l’objectif de ne laisser personne derrière soi a été celle avancée en mai dernier par l’Afrique du Sud et l’Inde, puis soutenue par l’OMS et progressivement par de nombreux autres pays (plus d’une centaine en décembre), par de nombreux prix Nobel et des centaines d’associations, petites et grandes, dont notre Agora des habitants de la Terre.
La proposition concerne la suspension provisoire de l’application des règles en matière de brevets dans le domaine des vaccins jusqu’à ce que l’immunité collective de la population mondiale contre la Covid-19 soit atteinte. Une proposition raisonnable, conforme aux dispositions du traité ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce. Il s’agit précisément de la possibilité pour un État membre de l’OMC d’adopter des licences obligatoires, c’est-à-dire de décider de ne pas appliquer, pour des raisons de sécurité nationale, les contraintes imposées aux brevets par les traités de l’OMC(2)
Les États-Unis et l’UE en tête, suivis par la Suisse, la Norvège, l’Australie, le Canada… c’est-à-dire les pays où sont basées les grandes entreprises pharmaceutiques mondiales, ont immédiatement rejeté la proposition. À plusieurs reprises : en mai à l’Assemblée mondiale de la santé, puis ils ont mis sous silence la question en septembre à l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations unies, ils l’ont rejetée en octobre et en décembre au Conseil général de l’OMC sur les ADPIC et à la session spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies consacrée à la santé.
Les raisons de rejet invoquées par les multinationales détentrices des brevets sont totalement indéfendables, mais les entreprises ont le pouvoir de leur côté. Derrière la prétention de protéger et de renforcer le droit à l’innovation et à la propriété intellectuelle privée au nom de la créativité, de l’efficacité et du progrès scientifique et technologique(3) , la principale raison réelle est de défendre les monopoles industriels, commerciaux et surtout financiers que les brevets confèrent aux entreprises en leur donnant la propriété exclusive des connaissances brevetées et de leur utilisation pendant une période de 17 à 20 ans. Un monopole d’or.
De plus, ce qui n’a guère de sens, c’est l’obstination des pouvoirs publics à favoriser les « droits économiques » des entreprises privées. Elle est en contradiction totale avec leur proclamation « personne ne sera laissé pour compte ». L’argument du « nationalisme économique » et de la défense de la compétitivité et de la puissance économique et technologique de « leurs entreprises » est de moins en moins valable, comme le montre la portée réelle du soi-disant « nationalisme vaccinal ». Apparemment, le « nationalisme vaccinal » est dicté par la volonté des autorités publiques « nationales » de sauvegarder en priorité la santé de leurs citoyens. En réalité, dans le contexte actuel de rapports de force, la santé des citoyens dépend de plus en plus des entreprises multinationales privées qui obéissent de moins en moins aux intérêts des citoyens « nationaux » mais surtout aux intérêts de leurs actionnaires et des consommateurs « mondiaux ».
Un exemple paradigmatique est la déclaration faite par le président de Sanofi, la principale multinationale pharmaceutique française, qui a déclaré publiquement en avril 2020 que si Sanofi avait été le premier à produire un vaccin anti-Covid-19, il aurait envoyé les doses en premier sur le marché américain car c’est le principal marché mondial de Sanofi. Les remontrances du président français Macron n’ont servi à rien. La réalité est que les entreprises multinationales / mondiales comme Sanofi ne s’intéressent pas aux citoyens en tant que Français, Américains ou Brésiliens, ni en tant que citoyens ayant des droits et des responsabilités. Ils s’intéressent aux citoyens en tant qu’actionnaires et consommateurs, quels que soient leur nationalité, leur sexe, leur âge, leur profession ou leurs besoins. Par conséquent, si l’État français défend les intérêts de Sanofi, cela ne signifie pas nécessairement qu’il défend le peuple français et encore moins le droit à la santé du peuple français.
Seuls les pouvoirs publics, l’État de droit, garants des droits des citoyens, de la justice et de la solidarité, peuvent défendre et promouvoir le droit des citoyens, de tous les citoyens, à la santé, à la vie. Ainsi, au niveau international et mondial, le droit à la santé pour tous devrait être la responsabilité première de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), agence spécialisée des Nations unies.
En réalité, dans le système actuel, les règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), une organisation indépendante des Nations unies et dominée par les grandes puissances commerciales, industrielles et financières, notamment privées, prévalent, même dans le domaine de la santé, sur les dispositions de l’OMS. Pour le système dominant, c’est tout à fait « normal », « logique », que le business (les « lois » du marché) comptent plus que la santé des gens.
L’urgence
Une réunion informelle du groupe de travail ADPIC de l’OMC se tiendra ce 4 février pour discuter à nouveau de la proposition de suspension provisoire des brevets, avant la réunion officielle du Conseil général de l’OMC, l’organe décisionnel suprême de l’OMC, les 3 et 4 mars. La réunion informelle du 4 février est d’une grande importance car c’est la dernière occasion, avant le Conseil général de mars, de promouvoir un revirement de l’UE en matière de brevets. Les gouvernements de l’UE, en particulier les gouvernements italien et allemand, se montreront-ils, enfin, capables d’être cohérents avec les déclarations de leurs chefs (Conte et Merkel) ?
Proposition 5
Le Premier ministre italien Conte et la chancelière allemande Merkel ont été parmi les dirigeants politiques occidentaux les plus francs à soutenir l’argument selon lequel les vaccins anti-Covid-19 devraient être des biens publics. Aujourd’hui, les brevets sur les vaccins en font essentiellement et exclusivement des biens privés. Le fait que les gouvernements achètent les brevets détenus par les multinationales à hauteur de milliards d’euros et les distribuent ensuite dans leur pays n’en fait pas des « biens publics ». Les brevets sont l’un des principaux facteurs structurels qui empêchent d’atteindre l’objectif « personne ne sera laissé pour compte ». C’est pourquoi nous demandons, en tant que citoyens, aux gouvernements italien et allemand d’être cohérents avec leurs déclarations et de donner mandat à leurs représentants officiels dans l’UE pour approuver, lors du prochain Conseil général de l’OMC en mars, la résolution en faveur de la suspension provisoire.
Il convient de noter que les opposants à la suspension provisoire cherchent à éviter que la question ne soit laissée en suspens au niveau de ce dernier car, à ce niveau, les décisions sont prises à la majorité des 2/3 des États membres et non plus à l’unanimité comme c’est le cas au Conseil général de l’OMC-ADPIC. À l’heure actuelle, la proposition de suspension provisoire a reçu le soutien de plus de 120 pays membres sur les 162 de l’OMC. Assez d’hypocrisie, gouvernements de l’UE !
Notes
(1) Cela semble être la cause des retards dans la distribution des doses Pfizer aux autres pays occidentaux, notamment en Europe, en conjonction à des erreurs commises lors de la production. L’explication officielle de la société, faisant référence aux retards dans la rénovation technique de l’usine belge de vaccins Pfizer, s’est avérée très peu convaincante.
(2) L’article 66.1 de l’accord sur les ADPIC stipule que, compte tenu des besoins et exigences spécifiques des pays les moins avancés (PMA), de leurs contraintes économiques, financières et administratives et de leur besoin de flexibilité pour établir une base technologique viable, ils ne sont pas tenus d’appliquer les dispositions de l’accord pendant une période qui peut être prolongée par le Conseil des ADPIC sur demande dûment motivée d’un PMA.
(3) Depuis de nombreuses années, il a été démontré que les brevets constituent un obstacle à l’innovation scientifique et technologique car ils maintiennent un monopole sur la connaissance pendant de longues années et freinent les chances de voir de nouveaux produits ou procédés de production entrer sur le marché. Le rôle principal des brevets est de défendre les entreprises contre la concurrence et de maintenir des niveaux de profit élevés.