Le 11 mars, le président de gauche Gabriel Boric, 36 ans, prendra les rênes du Chili après une victoire aussi historique que fracassante sur José Antonio Kast, représentant de l’extrême droite et admirateur du dictateur Augusto Pinochet.
Boric l’a emporté avec 55,87 % des voix contre 44,13 % pour M. Kast lors du deuxième tour des élections en décembre dernier. Quelle est cette gauche qui allie le changement social et la défense des droits humains? Quels sont les défis qui l’attendent dans un contexte de fragilisation de l’économie due à la pandémie de COVID-19?
Au début d’octobre 2019, l’ex-président chilien Sebastián Piñera, interrogé à propos des protestations sociales qui secouaient la région latino-américaine, a qualifié le Chili « d’oasis de paix » au milieu d’un sous-continent convulsionné par les crises économiques et sociales. Par cette figure paradisiaque, M. Piñera faisait référence à la croissance et à la création d’emplois au pays reposant sur une « démocratie stable ». Deux semaines plus tard, la rue brisait l’illusion et exigeait de profonds changements. Que s’est-il passé ?
Claude Lacaille, prêtre et militant de longue date pour les droits humains en Amérique latine et au Québec, décrivait, en décembre 2019, la situation ainsi : « Durant les trente dernières années, l’élite du Chili s’est enrichie aux dépens du peuple, les inégalités ne cessant d’augmenter. Les travailleurs se sont vus spoliés par la privatisation forcée des régimes de pensions […]. L’éducation, la santé et l’eau ont également été privatisées. Depuis plusieurs années, le coût de la vie ne cesse de croître, qu’il s’agisse du prix de l’essence comme celui des transports en commun ou des médicaments. »
Dans les faits, les conséquences de ce que l’on a nommé « le laboratoire du néolibéralisme » à la suite du coup d’État sanglant dirigé par le général Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, en 1973, ne se sont pas atténuées avec la fin de la dictature en 1989. Selon la politologue Marie-Christine Doran, la transition ouverte par le départ du dictateur a mis en place « une démocratie sans justice ». Ce contexte permet, en 2001, l’émergence de la plate-forme politique Pour un Chili juste, vaste mouvement en faveur des droits humains et de la nécessité de transformation de la démocratie chilienne.
Avec en apparence de « bons » indicateurs macroéconomiques, selon les institutions financières internationales, le Chili a ainsi traversé pendant la décennie 2010 une crise de légitimité et de confiance envers ses institutions politiques. En témoignent moult mobilisations sociales : en 2006, celles-ci ont été portées en grande partie par des lycéens (la « Révolution Pingouin ») ; les mobilisations étudiantes de 2011, dont l’actuel président est issu; la révolution féministe de 2018, au cours de laquelle les femmes ont, entre autres, exigé la fin de la violence sexiste ; et finalement « l’explosion » d’octobre 2019 qui montre bien la persistance du mécontentement social.
Le mouvement de contestation de 2019, réprimé dans le sang, a aussi conduit à un large consensus politique en faveur d’un changement de la Constitution, héritée de la dictature pinochetiste. En octobre 2020 avait lieu un référendum lors duquel 80% de la population a voté en faveur d’un tel changement. De cet événement politique est née la coalition Apruebo Dignidad (J’approuve la dignité), portée au pouvoir avec M. Boric. La gauche qui s’est bâtie autour d’Apruebo, est porteuse d’un projet de justice sociale qui accouchera, selon la promesse du jeune président, d’un État-Providence. Il est donc loin des accusations de communiste de la part de ses détracteurs. De plus, M. Boric a déjà formé son gouvernement qui est marqué par la force du pluralisme politique, avec la présence d’un représentant de la gauche modérée au ministère des Finances, une composante intergénérationnelle et une majorité de femmes.
Certes, sa victoire éclatante lui permet d’avoir les coudées franches pour entamer son gouvernement et procéder aux changements qu’il a promis de mettre en branle graduellement. Mais le rapport de forces au législatif lui est, pour le moment, défavorable puisque ses appuis à la chambre et au sénat sont minoritaires. De cette joute politique dépendra la force avec laquelle il pourra affronter la pandémie tout en réparant les inégalités et en posant les bases d’une nouvelle Constitution, document qui sera ratifié par le peuple au moyen d’un nouveau référendum cette année. C’est dire à quel point l’approfondissement de la démocratie s’avère capital pour rompre avec l’héritage de la dictature.