Réal Boisvert – Opinion – juin 2021
Or donc, le trésor public devrait se retrouver devant l’obligation de sortir de son chapeau dix milliards pour financer un tunnel à deux étages sous le fleuve Saint-Laurent entre Lévis et Québec. Comme il fallait s’y attendre, selon François Legault, ce lien de 8,3 kilomètres est vital. Rien de moins. Sans surprise, le maire de Lévis Gilles Lehouillier jubile. Il est ravi de pouvoir enfin relier les centres-villes de Québec et de Lévis. Dans la foulée, la Table régionale des élus municipaux de la Chaudière-Appalaches est aussi très favorable au tunnel. Selon elle, ce lien est primordial pour l’économie de la région et salutaire pour les résidents de Lévis, Bellechasse, Montmagny et L’Islet qui éviteront un immense détour pour se rendre à Québec. « Un grand projet ! » clame à son tour l’homme d’affaires Jacques Tanguay, se réjouissant pour ses employés qui travaillent à Québec et qui demeurent sur la Rive-Sud, une tendance qui devrait s’accentuer avec le tunnel, au grand bénéfice des entrepreneurs en développement domiciliaire, de gros fournisseurs pour les vendeurs de meubles et autres accessoires destinés à la maison. Ce qui est bon pour Tanguay est bon pour l’économie et inversement.
Sans jeter de pavé dans la mare, les maires et représentants des municipalités et des MRC de l’est de la Rive-Sud et ceux de la Côte-Nord sont quant à eux plutôt tièdes envers ce projet. Les premiers ont une nette préférence pour le prolongement de l’autoroute 20 entre Trois-Pistoles et Le Bic; les seconds plaident avant toute chose pour en finir avec le bris de service du traversier entre Matane et Baie-Comeau sans compter leur demande répétée pour la construction d’un pont entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac.
Petit caillou dans le soulier, la contribution du gouvernement fédéral au financement du projet est loin d’être acquise, tout au plus 500 millions de dollars pourraient être allongés, car les sommes disponibles dans les programmes en place sont destinées à la construction de voies réservées pour le transport collectif.
Cela étant, les opposants au projet ne manquent pas. Pour eux, en plus d’être un gaspillage des fonds publics, le tunnel est loin d’avoir démontré son utilité. Selon Équiterre, ce n’est pas 50 000 voitures, mais plutôt 9 000 déplacements en provenance de Lévis qui se rendent le matin dans la zone à l’est des ponts. Pour Christian Savard, de Vivre en ville, le tunnel Québec-Lévis est une catastrophe au plan urbanistique en particulier pour le quartier Saint-Roch qui n’a vraiment pas besoin d’aggravations additionnelles en matière de nuisances routières.
Pour l’ensemble du mouvement écologique, il va sans dire que la construction du tunnel et l’élargissement des autoroutes vont accroître encore davantage la dépendance à l’automobile, favoriser l’étalement urbain et augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Selon Denise Bombardier, ce tunnel est une vraie farce ! Il risque de défigurer à jamais la Capitale nationale. Et elle conclut : « Nos projets collectifs doivent être à l’image de ce que nous sommes. Sans tape-à-l’œil, sans prétention, mais marqués par un génie créateur, une audace exceptionnelle, un sens civique et le respect de l’environnement. » On ne saurait l’accuser d’avoir tort.
En dernière heure, on apprend que le Parti libéral du Québec est opposé au tunnel. On rêve.
Ce qui nous amène, par effet d’anacoluthe, au Petit Prince de Saint-Exupéry. Une petite voix demande au narrateur enlisé dans le désert de lui dessiner un mouton. Ce dernier, peu doué pour le dessin, n’y arrive pas. Il trace les contours de ce qui ressemble aux yeux du Petit prince à un boa, à un éléphant ou à un bouc. Ce qui n’a rien à voir avec un mouton forcément. De guerre lasse, il dessine une boîte dans laquelle il lui affirme qu’elle contient un petit mouton.
Oui, on rêve. On apprend un bon matin que le gouvernement possède une petite boîte dans laquelle se trouvent comme par miracle dix milliards tout droit tombés du ciel. Mais que peut-on bien dessiner avec 10 milliards ? Un tunnel ? Le rêve nous dit qu’un tunnel, ça vit à la noirceur, surtout le plus long et le plus coûteux du monde. Et la prudence élémentaire nous suggère qu’il n’est jamais bon d’imaginer quelque chose dans le noir. Ça risque de dégénérer en cauchemar. En revanche, à la clarté du jour, à voir l’état des lieux, il est facile de projeter ce que l’on pourrait faire de bon, d’utile, de nécessaire, d’urgent et de beau en santé, en éducation, en culture, en environnement avec dix milliards. Ce ne sont pas les idées qui manquent. Il y en a des milliers sur la planche à dessin. Tout ce dont elles ont besoin ce sont les moyens pour se réaliser. Dix milliards seraient un bon début.