Oeuvre : Les fiancés au port II, Acrylique sur toile, 57 cm x 137 cm, 2017.
Qui a eu la chance de rencontrer l’artiste peintre Jaber Lutfi restera marqué par son rire, son énergie communicative et sa passion pour la création, traits de personnalité qui contrastent d’autant plus avec l’œuvre de l’artiste basé à Saint-Tite. Originaire du Liban et Saint-Titien d’adoption depuis quatre années, l’artiste explore d’une main de maître (qui n’est pas sans évoquer Bosch) un onirisme sombre où des créatures étranges prennent forme.
Jaber Lutfi a fait de sa vie une œuvre à part entière, alternant sa passion pour l’enseignement et sa pratique en arts visuels. Il a généreusement accepté de répondre aux questions de La Gazette de la Mauricie.
Jaber, vous êtes diplômé de l’UQAM et avez exposé dans de grands centres urbains (notamment à Ottawa, Québec et Montréal) et à l’étranger. Quel a été l’élément qui vous a décidé à vous établir dans un milieu rural, propice à la création, mais qui exige de votre part de faire un peu plus de route pour faire connaître votre travail ?
La famille de mon conjoint habite la région depuis des générations. Nous y avons trouvé une maison abordable. De plus, j’avais besoin d’arrêter de peindre après trente ans de travail constant. La pandémie et l’isolement m’ont permis de décanter les divers projets créatifs qui débordent dans ma tête.
Lentement, la création reprend. Ma dernière exposition a eu lieu cet été au marché public de Saint-Tite (Kapibouska). J’ai de plus en plus un attrait pour les organisations folkloriques de village, loin des conciles institutionnels. Carottes et tableaux ! Aussi, j’animerai cet automne deux créations collectives à la Tavibois (Hérouxville). C’est ouvert à tous et gratuit.
On trouve vos toiles dans des lieux aussi divers que la collection Prêts d’œuvres d’art du Musée national des beaux-arts de Québec et que le bien nommé Musée d’art singulier contemporain, situé à Mansonville, en Estrie. Parlez-nous de la mission de ce lieu sans pareil.
Une merveille ! La collection privée d’un psychanalyste exposée dans une ancienne église aussi singulière que son contenu. On y trouve des centaines d’œuvres qui n’ont été réalisées ni pour l’histoire de l’art ni pour le commerce, mais pour l’aventure intérieure des artistes. Intense. Ce lieu est remarquable dans le paysage culturel du Québec et, bizarrement, aux dernières nouvelles, aucun média n’en a fait mention. Comment comprendre ce silence ?
Vous faites régulièrement des activités de médiation culturelle, d’enseignement, de partage de vos connaissances. Quelle place doit occuper l’artiste en société, selon vous ?
Les réponses convaincantes ne sont pas si évidentes.
Avant tout, cessons de défendre notre présence en société par l’argument de la rentabilité. Dans un monde qui réduit tout au chiffre d’affaires, “La culture rapporte” est un argument de vaincu. Une reddition. Nous faisons mieux.
J’ai tenté de répondre à cette question dans une vidéo intitulé Aux arts citoyens (YouTube). Pour résumer : la marchandisation envahit sans cesse nos pensées intimes. Comment percevoir derrière ce bruit ce qui s’anime au fond de soi ? Comment faire émerger une autre image ? Ça prend l’ascèse d’un art. Le monde s’appréhende par ses apparences et l’art recrée les apparences pour en multiplier les possibilités dans nos imaginaires.
Mais ce n’est pas une réflexion qu’il suffit d’entreprendre seul. Ça prend de longs échanges collectifs. Ce qui n’advient pas naturellement chez les artistes visuels, car nous travaillons en silo. Ce qui nous unit – superficiellement –, ce sont les intermédiaires (marchands, institutions publiques, médias), qui finissent par parler de nous à notre place. Le milieu des artistes visuels n’existe pas en réalité. Tous nos efforts individuels sont dirigés vers la solitude libre. C’est l’objet-même de nos préoccupations, ce dont nous témoignons : libre, qui suis-je ?
C’est là en effet une question de fond, à laquelle vous proposez une réponse inspirante.
J’ai récemment lancé le Carrefour des artistes (chercher sur Facebook), pour créer des ponts directs entre les ateliers d’artistes et contribuer à tisser plus serrée la communauté des arts visuels. J’y organise des rencontres virtuelles pour discuter exclusivement de ce qui se passe devant nos chevalets. C’est gratuit et plutôt folklorique. Aucune subvention, coût nul, pas de conseil d’administration, pas d’animateur. Pour participer il faut être artiste professionnel en période de création. Tous les artistes du Québec sont conviés. Cinq petits groupes ont déjà été constitués et je prévois augmenter leur nombre. La prochaine période d’inscription est en octobre.
Pour découvrir l’univers visuel de Jaber Lutfi : http://www.jaberlutfi.com/.
Carrefour des Artistes: https://artssolitaires.wixsite.com/carrefour
Musée d’art singulier contemporain: http://masc.com.co/