De passage à l’UQTR dans le cadre du Salon du livre de Trois-Rivières en mars dernier, l’autrice Ilnue originaire de Masteuiatsh, sur le lac Pekuakami (St-Jean) s’est entretenue avec le public de ses romans et sa vision de la création. Celle qui a passé son adolescence à Trois-Rivières (et qui dit regretter que le Stratos n’ait pas -encore du moins- ouvert de succursale montréalaise) garde de bons souvenirs des années au CMI et des amies rencontrées à l’époque a accepté de répondre aux questions de la Gazette.
Votre œuvre est rendue à un niveau de diffusion impressionnant : vous publiez des nouvelles depuis 2005 et avez fait paraître trois romans traduits en plusieurs langues, ce qui vous a valu plusieurs marques de reconnaissance, dont le prix Voix autochtone pour De Vengeance en 2018. Sentez-vous une sorte de responsabilité accrue?
J.D. Kurtness – Oui, mais pas pour des raisons identitaires. La responsabilité que je ressens s’accroît à mesure que je publie parce que je veux constamment m’améliorer comme écrivaine. C’est une responsabilité esthétique (ou professionnelle). J’ai maintenant des attentes envers moi-même, mais mes premiers jets continuent d’être mauvais, malheureusement. Je dois donc travailler toujours un peu plus pour répondre à mes propres exigences.
Vos bios mentionnent ses bifurcations académiques : vous avez fait des études en science, en informatique, littérature, ce qui est révélateur d’un esprit curieux voire insatiable. Cela transparait dans la précision de votre écriture : même si vos romans sont courts, les descriptions sont fines et évocatrices. Est-ce que la recherche documentaire occupe une vaste part de votre processus créatif?
J.D. Kurtness – Certainement. Je suis curieuse de nature, alors souvent je m’informe sur un sujet sans nécessairement penser que ça se retrouvera dans un de mes textes. C’est moins linéaire qu’on pense comme processus. Je fais un peu de recherche, ensuite j’écris, puis je peux tomber dans un vortex d’information alors que je suis au beau milieu d’un projet d’écriture. La science m’émerveille et me nourrit, et en retour mon écriture me demande une certaine rigueur par souci de réalisme. Autrement dit, je ne veux pas écrire de niaiseries alors je fais mes recherches!
Photo : Sébastien Lozé
En entrevue, vous avez parlé de l’identité comme d’un smoothie, en disant que la dimension autochtone n’est pas un élément isolé ou distinct des autres traits de votre personnalité. Sentez-vous une certaine pression à endosser une étiquette? Comment composez-vous avez cette situation?
J.D. Kurtness – Les étiquettes, ce n’est pas moi qui les appose, alors je n’y peux rien. Les catégories aident à comprendre le monde, c’est un réflexe humain normal. C’est comme demander à une personne que je rencontre pour la première fois ce qu’elle fait comme travail; je sais très bien que ça ne me révèle pas la nature profonde de cette personne, mais ça donne une petite base conversationnelle. Tant que les gens sont curieux et veulent me connaître (moi ou mon écriture) au-delà des clichés identitaires, ça me va.
Les préoccupations environnementales sont omniprésentes dans votre fiction. Vous avez dit en entrevue : « La dissociation avec la nature n’est pas juste une blessure pour les Premières Nations, c’est aussi une blessure pour la population en général. ». Comment pouvons-nous entamer un processus de guérison en collaboration?
J.D. Kurtness – C’est une question très complexe, ne serait-ce que nous ne sommes pas tous rendus à la même étape de guérison. Je crois beaucoup en l’éducation, mais pour beaucoup d’entre nous, l’éducation est synonyme de traumatisme à cause des pensionnats. Casser cette méfiance prendra plusieurs générations. Je crois que la négociation d’ententes de nation à nation est une bonne voie à suivre, mais c’est un long processus qui demande des concessions. Les gens ont de belles paroles mais dès qu’ils ont l’impression qu’ils vont perdre un petit quelque chose (territoire, argent, pouvoir), ça se corse. Concrètement, il faudrait que le gouvernement du Québec signe l’entente négociée avec le regroupement Petapan, ça serait déjà un bon début!
Votre troisième roman est une fable sur les dérives potentielles subséquentes à des créations dont on ne mesure pas les impacts. Votre deuxième raconte comment les inventions permettent de surmonter diverses catastrophes naturelles (même lorsque celles-ci sont causées par l’action humaine). Êtes-vous constamment tiraillée entre le pessimisme et l’optimisme?
J.D. Kurtness – J’ai la prétention d’adopter une posture réaliste, qu’on peut sans doute confondre avec le pessimisme. Je n’ai pas une grande foi en l’humanité, mais j’ai une grande admiration pour la vie sous toutes ses formes. Je relativise aussi souvent nos existences. D’un point de vue cosmique ou géologique, notre importance est minime. Je nous trouve aussi masochistes. On se fait violence avec des notions comme l’endettement ou la réussite, alors qu’on aurait pu passer nos journées à manger des fruits et à bavarder sur la plage si on s’était organisé autrement.
En terminant : quelle autrice ou auteur (autochone ou non) de la relève devrait-on découvrir, lire? Avez-vous un coup de cœur à partager?
J.D. Kurtness – Emmanuelle Pierrot. Les médias ont beaucoup parlé de son roman La version qui n’intéresse personne quand c’est sorti il y a quelques mois. Je m’attendais donc à être déçue puisqu’il est fréquent que je sois en désaccord avec le battage culturel du moment… Mais, j’ai été complètement soufflée par ce livre. J’y ai pensé pendant des semaines. Je n’ai pas de conseil, plutôt un souhait: que cette femme continue d’écrire.
Pour découvrir l’univers de J.D. Kurtness à travers ses nouvelles
Kurtness, J. D. « Acheter la paix. » XYZ. La revue de la nouvelle, numéro 147, automne 2021, p. 33–37.
Kurtness, J.D. « L’oubliée. » XYZ. La revue de la nouvelle, numéro 152, hiver 2022, p. 19–29. Kurtness, J. (2005). Mashteuiatsh, P.Q. Moebius, (104), 83–92.
Entrevue : Defert, Jean-Jacques. « Réflexions critiques sur l’agir anthropocénique : éléments d’une esthétique de la relation dans l’univers fictionnel de J. D. Kurtness. » Analyses, volume 17, numéro 1, hiver 2023, p. 61–74. https://doi.org/10.7202/1097235ar