Au cours des derniers mois, les agriculteurs québécois ont manifesté leur mécontentement face à la dégradation de leurs conditions économiques. À voir la grogne exprimée dans plusieurs pays, la crise agricole semble prendre une ampleur mondiale. Quelles sont les causes de cette crise ? Est-elle passagère, ou plutôt le prélude à un changement profond de notre système agricole ? 

Le fait marquant des difficultés économiques des agriculteurs québécois est la chute de 93 % de leur revenu net depuis 2022. Pour cause, la quasi-stagnation du prix payé aux agriculteurs pour les denrées qu’ils produisent, alors que leurs dépenses explosent, étant donné la forte hausse du coût des intrants (semences, engrais, carburant, etc.), des investissements en matériel et des intérêts sur la dette. Tout ceci survient dans un contexte où les pertes engendrées par la crise climatique (sécheresses, feux de forêt, inondations) se multiplient. Qu’est-ce qui explique la dichotomie entre les dépenses accrues des agriculteurs et la faiblesse de leur revenu ?

Le libre-échange agricole

Les accords de libre-échange ne sont pas étrangers aux difficultés financières des agriculteurs. Comme ces accords impliquent une suppression ou une baisse des tarifs douaniers et des quotas d’importation, les agriculteurs sont soumis à une concurrence féroce qui les pousse à investir dans une agriculture industrielle, et donc à s’endetter massivement. Le but étant d’abaisser les coûts de production, afin de préserver ou d’augmenter des parts de marché. 

Mais comme des agriculteurs ne peuvent suivre le rythme effréné de la concurrence et des investissements, le libre-échange a pour effet de concentrer la production agricole au sein de grandes entreprises de plus en plus spécialisées dans une seule culture. Notons enfin que le libre-échange induit une forme de concurrence déloyale, en raison des salaires et des normes environnementales disparates auxquelles sont soumis les agriculteurs des pays concernés. 

La spéculation financière

Les difficultés économiques des agriculteurs s’expliquent aussi par la place grandissante des acteurs financiers dans le secteur agricole. Au cours des dernières années, des centaines de milliards de dollars ont été injectés dans des fonds de placement spéculatifs, lesquels misent sur la hausse ou sur la baisse des prix alimentaires, selon leur anticipation des événements futurs. Lorsqu’ils spéculent sur la baisse des prix, ils vendent massivement des denrées alimentaires, via des contrats à terme [1] sur la bourse des denrées agricoles de Chicago, ce qui provoque des baisses de prix qui attisent encore plus les ventes spéculatives et la chute des prix alimentaires.  

Derrière cette spéculation effrénée, se trouvent quatre grands négociants alimentaires mondiaux (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus), qui contrôlent 80 % du commerce mondial des céréales et des matières premières agricoles. La richesse de ces géants a augmenté de 45 % lors de la flambée des prix agricoles en 2022.

Les grossistes alimentaires, qui agissent comme intermédiaires entre les producteurs agricoles et les grandes épiceries, jouent aussi un rôle important dans la détermination des prix payés aux agriculteurs. Étant donné leur rapport de force favorable, ils sont en mesure de fixer les prix d’achat aux agriculteurs, parfois à de bas niveaux, pour ensuite les revendre à des prix plus élevés aux grandes épiceries. D’où l’écart important entre les faibles prix versés aux agriculteurs et les prix élevés payés par les consommateurs.

Depuis quelques années, les spéculateurs s’intéressent aussi aux terres agricoles, qu’ils acquièrent dans le but de les revendre à profit ultérieurement. Entre-temps, ils créent une rareté des terres en les laissant en friche, ou ils les louent à des prix exorbitants, ce qui provoque une explosion de leur prix. Il devient donc plus difficile, voire impossible, pour les jeunes d’assumer la relève agricole. 

Tous ces changements ont de quoi inquiéter, car à côté des agriculteurs qui voient leurs revenus nets stagner, l’insécurité alimentaire ne cesse de monter au Québec, où la proportion des familles touchées est passée de 12,7 % en 2020 à 14 % en 2022. [2]

Retour aux sources

De plus en plus de voix s’élèvent pour revoir notre modèle agricole afin de le rendre plus durable tout en visant la souveraineté alimentaire. Car l’urgence d’agir est d’autant plus importante que l’approvisionnement en nourriture pas cher à l’étranger sera de plus en plus difficile, en raison des crises climatique et géopolitique qui montent en intensité.   

Enfin, des aides appropriées doivent être apportées pour assurer la pérennité de nos fermes et pour soutenir leur transition vers une agriculture durable et de proximité. Mais rapidement, nous devons faire en sorte que notre système de gestion de l’offre joue pleinement son rôle de protection des prix agricoles et par le fait même des revenus des agriculteurs. Il est inconcevable que les grands acheteurs intermédiaires et les spéculateurs fixent les prix agricoles.  C’est la condition essentielle pour retrouver notre souveraineté alimentaire. 

 

Sources : 
[1] Un contrat à terme est un engagement d’acheter (pour l’acheteur), de vendre (pour le vendeur) une denrée alimentaire à un prix fixé aujourd’hui mais pour une livraison et un paiement à une date future.  
[2] Statistique Canada, Tableau : 13-10-0835-01, novembre 2023.

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