Collaboration —Le Sabord
Coordonnatrice de l’Association québécoise des salons du livre du Québec, ancienne coordonnatrice de la revue Le Sabord (2018 à 2021), Marie-Ève Francœur est également autrice, notamment de la pièce Voir pour croire (pour Thomas). Elle navigue dans la création et le milieu culturel depuis plusieurs embarcations. Dans le prochain numéro du Sabord « 122|sutures », elle publie la nouvelle « Survivre. Sans elle. », texte sur lequel elle nous fait part ici de son processus créatif.
Détentrice d’une maîtrise de l’École supérieure de théâtre, Marie-Ève Francœur en est à ses débuts en tant que nouvelliste. Cette forme courte et autonome présente plusieurs défis pour la dramaturge : « devoir livrer quelque chose, […] sans le secours de la voix, du corps, du jeu de l’acteur ou de la mise en espace, me bousculait beaucoup ». Elle rappelle qu’au « théâtre, le texte ne se suffit pas à lui-même. Il laisse volontairement des espaces ouverts à l’interprétation », espaces qui seront comblés par d’autres langages, comme le jeu de l’acteur, la mise en espace, le décor ou encore la musique. L’écrivaine apprend à jongler avec ce nouvel équilibre entre ambiance et action, guidance et liberté d’interprétation.
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Les personnages que l’autrice crée sont toujours, elle le précise, « essentiellement silencieux, ce qui peut sembler paradoxal pour quelqu’un qui écrit pour la scène ». Ils l’obligent à investiguer de nouveaux angles afin de trouver une autre façon de révéler les secrets et les tensions qui les caractérisent. Le protagoniste de la nouvelle, le jeune Ian auquel on n’a jamais appris à parler et qui est assailli par une forme monstrueuse dès qu’il s’endort, habite Marie-Ève Francœur depuis plus de vingt ans déjà. Elle est fascinée par le fait de retourner à cet état primaire, façonné de sensations et d’impressions vagues que le langage n’a pas encore classifiées, « où la séparation entre sa propre personne et l’espace, le monde autour, n’est pas parfaitement nette. » Le personnage de Ian se réfugie dans le carré de lumière que dessine le soleil sur le plancher de sa chambre, blanc, chaud, mais surtout connu, alors que la forme monstrueuse reste tapie dans l’ombre. Bien que l’on pourrait voir dans l’opposition de la lumière à l’ombre celle du bien et du mal, la créatrice envisage plutôt cette confrontation comme tension entre le révélé et le non-révélé, qui permet de souligner « ce moment où on a l’impression que la réalité bascule, que le petit garçon vulnérable du début de l’histoire devient autre ».
En finir avec Ian est de surcroît le titre de la pièce sur laquelle Marie-Ève Francœur travaille actuellement. Elle y explore entre autres l’homme qu’est devenu le garçon de « Survivre. Sans elle. » Il possède « de nombreuses histoires, de nombreuses vies, mais trouve ses ancrages dans le même point d’origine », lequel est livré dans la nouvelle publiée dans le « 122 | sutures » de la revue Le Sabord. À surveiller dans les théâtres près de chez vous !
Extrait :
Ce matin-là, le bambin s’était levé plus tard. Heureusement, l’astre diurne l’avait attendu, fidèle au rendez-vous. Mais l’espace qu’il éclairait n’était pas libre. Quelqu’un occupait le quadrilatère lumineux tracé sur les lattes de bois. Un premier coup d’œil lui permit d’identifier Léa, mais la position de la femme, en étoile, face contre terre, le fit douter. Jamais Ian n’avait vu sa mère étendue de cette manière, vulnérable, si bien qu’il se demanda s’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre.
Ce n’était pas la première fois que Ian remettait en question leur réclusion. Du haut de ses cinq ans — ou quatre, presque trois — il lui était souvent arrivé de penser que les mains et le souffle sur son corps tard la nuit ne soient ceux d’une troisième personne qui disparaissait aussitôt le jour venu. Ian se rappelait l’insistance sur sa peau, les marques douloureuses sur le bas de son ventre lorsqu’il se réveillait avec l’aube, pressé de quitter son lit à la recherche d’un apaisement. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pu confirmer l’existence de cette autre femme dans sa maison. Devant ce corps qui envahissait le seul espace dans lequel il se sentait en sécurité, Ian pensa qu’il pouvait avoir eu raison.