Un texte de Jean-Claude Landry
Dans le traitement de l’information, se peut-il que les médias de masse considèrent de façon différenciée, selon le groupe auquel elles appartiennent, des personnes victimes d’exactions ? C’est l’une des idées avancées en 1988 par Edward Herman et Noam Chomsky dans leur essai La fabrication du consentement, qui traite notamment de la couverture de la guerre du Vietnam par les médias américains.
Les résultats d’une vaste enquête journalistique réalisée pour valider ou non cette hypothèse ont récemment été publiés par le magazine web Pivot. Le journaliste Sam Harper a, pour ce faire, répertorié et analysé tous les articles publiés sur la guerre Israël-Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 7 octobre 2024 par les quatre plus grands médias écrits francophones au Québec à savoir Le Devoir, Radio-Canada, le Journal de Montréal et La Presse.
La personnalisation des victimes
Selon Sam Harper, l’une des questions que l’on doit se poser quand on analyse ces articles est celle que propose Philippe de Grosbois, auteur du livre La collision des récits : le journalisme face à la désinformation : avec qui nous y invite-ton à faire preuve d’empathie ?
Or, l’analyse des textes révèle, selon le journaliste, une approche plus personnelle lorsqu’il s’agit des victimes israéliennes, notamment celles du 7 octobre 2023. Quand il s’agit de celles-ci, on précise leur nom et leur profession et on parle de leur famille et de leur milieu de vie, alors que, dans le cas des victimes palestiniennes, les informations, plus anonymes, sont plus de l’ordre des chiffres et des statistiques.
L’usage de certains termes
La mention, pertinente, du terme « massacre » pour rendre compte de l’assaut mené par le Hamas le 7 octobre 2023 n’est toutefois pas reprise pour qualifier le sort des civil-es palestinien-nes décédé-es sous les bombes israéliennes. On préfère, affirme l’étude, parler de morts quand il est question d’« incidents » ou de « frappes » de l’aviation israélienne. On utilise donc des termes qui invalident en quelque sorte l’intention meurtrière et la violence de l’armée d’Israël qu’on applique pourtant à l’attaque du 7 octobre 2023 du Hamas.
Le terme « génocide » est pour sa part sous haute surveillance. En dépit du fait que des organismes aussi crédibles qu’Amnistie internationale, Human Rights Watch et Médecins sans frontières qualifient de « génocide » les attaques répétées d’Israël à Gaza, les directions des médias analysés par Sam Harper se montrent très « frileuses » devant ce terme. « Si tu prends cet intervenant, sache qu’il ne peut pas dire le mot “génocide” », s’est fait dire un journaliste d’une grande salle de rédaction québécoise. Les directions justifient ce choix éditorial par le fait, rapporte l’étude, qu’aucune instance judiciaire internationale n’a officiellement reconnu à ce jour qu’il y a un génocide. Pourtant, dans un jugement intérimaire sur le sujet, la Cour internationale de justice a jugé « plausible » que certains droits des Palestinien-nes de Gaza ne soient pas respectés, dont celui « d’être protégé-es contre les actes de génocide ».
L’absence de mise en contexte
Pivot observe également, dans l’analyse des textes, une absence de mise en contexte de la guerre actuelle, comme si elle avait débuté avec l’attaque du 7 octobre. Cette absence peut être dangereuse pour la formation de l’opinion publique, affirme une journaliste rencontrée dans le cadre de l’enquête. On présente cette guerre comme une guerre d’autodéfense de la part d’Israël, alors que l’État hébreu est la puissance occupante et au surplus en rupture avec le droit international et allant à l’encontre des nombreuses résolutions de Nations Unies appelant à la fin de l’occupation illégale de la Palestine.
Une enquête exhaustive et d’autres médias sous la loupe
Bien d’autres aspects de la couverture médiatique sont analysés dans le cadre de l’enquête, notamment le poids médiatique accordé aux morts de chaque camp, le traitements des colonies israéliennes de peuplement en Palestine et la présentation des chiffres du ministère de la Santé de Gaza relatifs aux victimes.
De plus, ce qu’a observé le journaliste d’enquête de Pivot dans les médias québécois n’est pas un cas unique. D’autres enquêtes témoignent d’une tendance similaire. À titre d’exemple, mentionnons une note interne de l’influent quotidien New York Times qui recommande à ses journalistes d’éviter les termes « génocide », « nettoyage ethnique » et « territoire occupé » et aussi de ne pas utiliser le mot « Palestine » « sauf dans de très rares cas ».
Pour sa part, le réseau anglophone de Radio-Canada, faisant fi de sa politique générale sur l’utilisation des médias sociaux par ses journalistes, interdit à ses employé-es de partager sur les réseaux sociaux toute information concernant la guerre à Gaza que le radiodiffuseur public n’a pas lui-même relayée.
Maintenir un esprit critique
Se peut-il, disions-nous en introduction, que les médias de masse considèrent de façon différenciée les personnes victimes d’exactions selon le groupe auquel elles appartiennent ? Et que cela contribue à « façonner » l’opinion publique ? La réponse est oui. Et parions que les chaînes d’information Al Jazeera, du Qatar, ou Al-Arabiya, d’Arabie Saoudite, proposent à leur auditoire un point de vue fort différent de celui qu’on nous propose.
Trente-sept ans après la publication de La fabrication du consentement, garder un esprit critique à l’égard des médias demeure donc toujours de mise.