À la suite d’Expo 67, la société québécoise voit grand et sa culture s’affirme de plus en plus. Si un événement doit être retenu comme point de non-retour dans l’existence d’une musique proprement québécoise, c’est l’Osstidcho de Robert Charlebois (1944-).
Il y a effectivement un avant et un après 1968 dans l’avènement d’une musique rock moderne. Par l’utilisation novatrice de la guitare électrique, de la provocation par l’humour subversif et de la valorisation du joual, tout est en place pour lancer une nouvelle génération d’artistes engagés. Selon l’ex-politicien Gilles Duceppe (1947-), qui assiste à ce qui est pour lui « un moment phare de l’évolution du show-business québécois », il ne fait aucun doute à ce moment que « l’Osstidcho est la manifestation la plus spectaculaire d’une nouvelle culture québécoise »(1).
En fait, ce n’est qu’en 1964 qu’a lieu la première revue musicale au Québec, Le vol rose du flamant, de Clémence Desroches (1933-)(2). L’industrie musicale est alors dominée par la chansonnette française, les reprises anglosaxonnes traduites en français ou, encore, la domination des groupes yé-yé (1964-1970). Selon l’historien Dominic Houde, c’est surtout le concert de l’Osstidcho que l’on doit considérer comme « la première manifestation musicale contre-culturelle au Québec »(3). Accompagnée musicalement par le Quatuor de jazz libre du Québec, un groupe de free jazz, actif de 1967 à 1974, l’équipe qui réalise et anime le spectacle est composée de Robert Charlebois, les chanteuses Louise Forestier et Mouffe (Claudine Monfette) et de Yvon Deschamps, qui y compose ses premiers monologues. Robert Charlebois et ses camarades changent les choses et provoquent une rupture dans les habitudes musicales au Québec.
Le spectacle est présenté d’abord au théâtre du Quat’Sous (28 mai au 20 juin 1968), à la Comédie-Canadienne (3 au 8 septembre 1968) et, enfin, à la Place des Arts (24 au 26 janvier 1969), en passant de 159 sièges à 3 000 places. Selon les estimations de Yvon Deschamps, on parle d’abord d’une salle de 120 personnes pendant trois semaines, soit environ 2 000 personnes qui y assistent à Montréal. En incluant les représentations de la Comédie-Canadienne et de la Place des Arts, c’est plus de 10 000 personnes qui assistent à ce spectacle à Montréal seulement. « Avant mai 68, le joual n’avait pas sa place sur scène. Cette année-là, les Canadiens français deviennent des Québécois en osant chanter et jouer dans leur langue. La tournée de l’Osstidcho a brisé la glace, suivie par les comédiennes des Belles-Sœurs » du dramaturge Michel Tremblay.
Grâce aux moyens ou aux techniques artistiques – usage d’anglicismes, de sacres et du joual, spontanéité créative, authenticité scénique jamais vue auparavant, musique « américanisée » et guitare électrique – ce regroupement de jeunes artistes avant-gardistes révolutionne la façon de présenter un spectacle au Québec. Désormais, dans cette vision et la notion d’un « spectacle global », le public devient partie intégrante de l’œuvre. Ce spectacle force le spectateur « à reconnaître un nouveau rapport scène-salle »(2). Brisant toutes les traditions du spectacle québécois, se lançant dans l’inédit, on veut quitter les salles intimes du monde des chansonniers pour aller vers le public, briser le cadre individuel pour donner priorité au collectif et remplacer l’élitisme par le populaire. Donner la primauté à la liberté artistique (improvisation, dévoilement des tabous de la société, dialogue avec la foule) est alors une véritable « révolution culturelle ». Cet « anti-spectacle » avant-gardiste, qui marque l’histoire culturelle québécoise par son énergie et son audace, est considéré par Sylvain Cormier, critique au quotidien Le Devoir, comme « le spectacle le plus important de l’histoire de la chanson québécoise »(2).
Lieu de convergence des formes d’arts et de la subversion des coutumes du spectacle, l’Osstidcho opère une « profonde mutation » dans l’industrie québécoise du spectacle. Si les réactions négatives des spectateurs viennent surtout des régions (ex. : émeute à Drummondville), la tournée de ce spectacle fait beaucoup de vagues. En redéfinissant le rôle de l’art, afin d’incarner son époque, en étant « vivant et à l’image de son temps », cette tournée favorise le progrès de la chanson d’ici et sa fusion immédiate avec le populaire. Combattant le colonialisme culturel, tout en intégrant l’apport de la chanson américaine, « [l]’Osstidcho a détruit les modèles et les consensus de la culture québécoise »(2). Ce spectacle favorise ainsi l’éclosion du festival de musique pop dans la décennie suivante et l’apogée de l’industrie québécoise du disque dans les années 1970.
Sources
(1) Gilles DUCEPPE. Question d’identité. Montréal, Lanctôt Éditeur, 2000, p. 53.
(2) Bruno ROY. L’Osstidcho ou le désordre libérateur. Montréal, XYZ Éditeur, 2008.
(3) Dominic HOUDE. De Woodstock à Manseau : Manifestations musicales et contre-culture aux États-Unis et au Québec, (1967-1970). Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Sherbrooke, février 2014, p. 8, 65.