Yves-Marie Abraham, professeur au département de management à HEC Montréal a conçu le premier cours universitaire de décroissance soutenable au Québec. Il répond à nos questions sur le travail et la décroissance.
Au début du 20e siècle, certains économistes, notamment John Maynard Keynes, prédisaient que la croissance économique et l’amélioration du niveau de vie, combinés aux avancées technologiques, feraient en sorte que personne ne devrait travailler plus de quelques heures par jour pour combler ses besoins et ceux de la société. C’était le rêve de la société des loisirs.
Aujourd’hui, force est de constater que les gains de productivité ne se sont finalement pas traduits par une réduction des heures de travail et que c’est plutôt le contraire qui s’est produit: lorsque nous avons atteint un niveau matériel confortable, nous nous sommes trouvé de nouveaux besoins à combler. Puis, nous sommes passés en mode « endettement généralisé » avec comme résultat que la majorité des gens travaille encore à temps plein pour consommer et payer les factures.
Keynes n’avait pas prévu que nous allions entrer dans une folie consumériste sans précédent visant une croissance perpétuelle qui non seulement nuit à l’environnement, mais n’améliore pas le bonheur et la qualité de vie. Réfléchir à notre rapport au travail, c’est reprioriser nos valeurs et remettre en cause la société fondée sur l’accumulation illimitée de biens matériels.
Yves-Marie Abraham, professeur du cours de décroissance soutenable au HEC Montréal, prédit que dans les sociétés post-croissance, « on ne travaillera pas forcément moins qu’aujourd’hui, mais on ne travaillera pas pour gagner le plus d’argent possible ni surtout pour en faire gagner à des employeurs, comme c’est le cas actuellement. Ce n’est pas ce qui est rentable qui orientera le choix de nos activités, mais ce que les collectivités dont nous ferons partie auront considéré comme le plus utile.
Tous les emplois qui ne servent qu’à accumuler du capital disparaîtront (comptabilité, finance, marketing etc.), et un tas d’activités qui ne sont pas considérées comme du travail aujourd’hui seront revalorisées, comme le fait de se faire à manger, de prendre soin de ses enfants ou de jouer d’un instrument de musique. »
Pour diminuer la semaine de travail et réduire la production globale, des solutions transitoires sont mises de l’avant par les théoriciens de la décroissance. Pensons à la réduction de la semaine de travail (sans perte de salaire) ou la mise en place d’un revenu inconditionnel d’existence. Selon M. Abraham, « ces dispositifs devraient nous permettre en effet de commencer à reprendre le contrôle de nos vies. Le travail salarié à temps plein ne nous laisse guère le temps de faire autre chose. Même les vacances ne sont jamais qu’un temps de récupération pour le travail. Il est essentiel que nous puissions à nouveau avoir du temps, pour ne rien faire, pour s’occuper de ceux que l’on aime ou encore pour se mêler de politique. C’est notre liberté qui est en jeu. Par ailleurs, travailler moins implique de produire moins, donc de détruire moins notre planète, ce qui est urgent », dit-il.
Est-ce que la simplicité volontaire et la réduction individuelle du temps travaillé peuvent nous aider collectivement à cheminer vers la décroissance? Pas nécessairement, dit Yves-Marie Abraham, « pour celles et ceux qui peuvent se payer ce luxe (beaucoup d’êtres humains aujourd’hui vivent une simplicité involontaire), la simplicité volontaire est un bon moyen de commencer à se libérer des contraintes de nos sociétés de croissance. Mais cette libération ne sera possible que si nous agissons tous ensemble, en transformant complètement le mode de fonctionnement de nos sociétés. L’action individuelle ne suffit pas. Il y a bel et bien une révolution à faire et le plus tôt sera le mieux. La décroissance n’est plus un choix à présent. Elle va finir par se produire à cause du dépassement des limites écologiques de notre planète. Autant essayer de ne pas la subir. »