Alex Dorval – Environnement – août 2021

La récente requête du géant Bayer auprès de Santé Canada pour rehausser les limites de matières résiduelles (LMR) de glyphosate admises sur certaines légumineuses (haricots et pois secs) et noix a suscité une levée de boucliers au Québec. Les réactions tant de la part de consommateurs, que d’environnementalistes, de scientifiques et de producteurs ont ainsi provoqué l’intervention du gouvernement Trudeau qui a pris la décision de suspendre cette requête ainsi que celle de Syngenta visant un rehaussement des LMR permis dans la culture de certains petits fruits. Cette victoire de l’opinion publique et des groupes de pression environnementalistes signifie-t-elle pour autant que le vent commence à tourner et que le Canada soit sur le point de sortir de sa dépendance au glyphosate ?

L’intensification de l’agriculture et l’industrialisation de plusieurs maillons de la chaîne alimentaire ont sans doute permis de répondre à certains enjeux de sécurité alimentaire, notamment sur le plan de l’approvisionnement à l’échelle mondiale. Mais de nouvelles préoccupations ont surgi vers la fin du XXe siècle quant aux enjeux de santé reliés à l’utilisation de semences OGM, d’engrais de synthèse et de pesticides.

Des enjeux de santé humaine à ceux de la santé des sols, « on s’est mis à parler de la santé des écosystèmes, et donc d’une santé globale qui signifie qu’on ne peut pas penser une sans l’autre », explique Patrick Mundler, agroéconomiste et professeur titulaire en développement rural au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval.

Ottawa est finalement intervenu début août pour suspendre les requêtes de Bayer et Syngenta auprès de Santé Canada visant le rehaussement des limites de matières résiduelles (LMR) de pesticides admises sur certaines légumineuses et petits fruits. – Crédits : fotokostic, Istockphoto

L’enjeu du transfert et l’éthique agronomique

La prise de conscience des producteurs et experts de l’agroalimentaire face aux enjeux reliés à la santé des sols est bien présente, mais tous ne semblent pas s’entendre sur le niveau d’urgence et les moyens à prendre pour opérer le nécessaire virage agroécologique.

« La santé des sols c’est une préoccupation plus présente ces dernières années, mais il y a encore peu de références vulgarisées et émises par le réseau de transfert des connaissances agricoles pour que les agriculteurs soient prêts à adopter ces nouvelles pratiques. Puis il faut tout de même savoir que ce ne sont pas tous les sols qui ne sont pas en santé et il faut aussi s’entendre sur les méthodes pour établir qu’un sol est en santé ou non », fait valoir Christian Overbeek, président des Producteurs de grain du Québec (PGQ).

Pour Louis Robert, agronome et auteur du livre Pour le bien de la terre, les connaissances et moyens de transferts sont bien disponibles au sein du réseau public et la problématique se situerait plutôt au niveau de l’encadrement politique et de la résistance au sein de l’industrie.

« Le transfert a été négligé au Québec et il n’y a assurément pas assez d’agronomes au sein du réseau public. On a un objectif de réduction des pesticides depuis 1992, mais au-delà de l’expression de cette volonté politique, on n’a jamais réussi à baisser. Puis il y a de l’ingérence de l’industrie des pesticides à toutes les étapes de la chaîne de transfert, tant dans les comités de travail de l’OAQ qu’à l’UPA. Mais il y a aussi une résistance idéologique du côté des associations de producteurs qui sont historiquement méfiants par rapport à ce qui vient du public. »

M. Robert propose que le gouvernement mette l’Ordre des agronomes sous tutelle pour éviter les conflits d’intérêts et revoit ses programmes pour soutenir ceux qui travaillent à réduire leur recours aux pesticides. L’agronome ne croit toutefois pas à l’approche coercitive : « si les pesticides sont utilisés de façon inutile, pourquoi est-ce que ça prendrait des lois pour faire adopter des techniques qui sont démontrées comme étant rentables pour les producteurs ? L’enjeu est plutôt au niveau du service-conseil agronomique qui est noyauté par l’industrie des pesticides. Les règlements, ça détourne l’attention du producteur. »

« on n’est pas utopiste, on sait qu’on ne peut pas sortir demain matin de notre dépendance aux pesticides. 100 % des cultures OGM au Canada sont faits pour tolérer le fameux Round-up » –  Thibault Rehn, MILITANT ÉCOLOGISTE ET COFONDATEUR de Vigilance OGM

#sortirduglyphosate

Vigilance OGM récolte des signatures dans le cadre de sa campagne #sortirduglyphosate. Le plan de l’organisme pour sortir de notre dépendance aux pesticides comprend 15 revendications.

« Nos revendications sont de diminuer les prescriptions de pesticides en s’assurant de séparer la vente de ceux-ci de la prescription agronomique », fait valoir Thibaut Rehn de Vigilance OGM. « Il y a aussi le modèle d’assurance de la Financière agricole et des programmes de l’État qui sont faits pour encourager le recours au glyphosate. Puis il est primordial de se baser sur des études indépendantes et non les études de l’industrie. Santé Canada se base principalement sur les études de l’industrie, ce qui est problématique. » Pour sa part M. Overbeek ceux qui croient que Santé Canada se base uniquement sur des études de l’industrie sont dans une « situation d’erreur de fait ».

Pesticides, maladies et controverses

La controverse entourant les usages du pesticide Round-up du fabricant Bayer s’est accentuée ces dernières années, alors que le glyphosate, ingrédient actif, fut déclaré « cancérigène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). 70 % des 83 études publiées et examinées par cet organisme onusien lyonnais ont démontré la génotoxicité du glyphosate, c’est-à-dire sa faculté à endommager l’ADN et ultimement à provoquer un cancer. En mars dernier, le gouvernement québécois emboîtait le pas de la France et d’autres pays en reconnaissant le parkinson comme maladie professionnelle reliée aux pesticides.

Des témoignages sur l’influence de l’industrie des pesticides dans la recherche scientifique furent dévoilés au grand public par des agronomes du MAPAQ, dont le lanceur d’alerte Louis Robert et les travaux des journalistes Thomas Gerbet de Radio-Canada et de l’équipe du journal Le Devoir.

Fait intriguant, la revue de presse des médias canadiens semble révéler que l’indignation qui a gagné la société demeure quasi exclusive au Québec.

Multipliant les chapeaux, Christian Overbeek est rapidement devenu le principal visé dans cette affaire. M. Overbeek est à la fois président des Producteurs de grains du Québec et membre du comité exécutif de l’Union des producteurs agricoles (UPA). Il était également président du Centre de recherche sur les grains (CÉROM) jusqu’en 2019, agronome (maintenant retraité), et à l’époque, lobbyiste enregistré pour l’industrie des pesticides.

Ce dernier se défend toutefois d’avoir toujours su respecter les bonnes pratiques des organisations et semblait plutôt d’avis que les médias et la population ont été plus empreints à s’indigner qu’à s’informer sur les réalités agricoles et dynamiques de marché qui poussent certains agriculteurs à recourir aux pesticides.

Producteur de grain à St-Justin en Mauricie, François Gagnon est d’avis qu’il faut interdire le recours au glyphosate en prérécolte. – Photo : MPM, GettyImages

Le glyphosate en prérécolte

Pour certains, ce n’est pas tant le glyphosate en tant qu’herbicide qui soit pronlématique que son recours abusif. Producteur de pois à soupe à St-Justin, François Gagnon s’expliquait mal les motifs derrière la requête de Bayer : « Il n’existe à ma connaissance aucune semence de légumineuse résistance aux pesticides, ce qui fait que personne à ma connaissance ne produise des légumineuses en ayant recours à ceux-ci. », indique l’agriculteur avant d’ajouter «… sauf peut-être pour brûler et faciliter la prérécolte. » Ce recours au glyphosate comme asséchant ou défoliant visant à préfaner la récolte en fin de saison pour en faciliter la moisson serait-il de plus en plus répandu ?

S’il était déjà de notoriété publique que des agriculteurs canadiens des grandes prairies se servent du glyphosate pour arroser en prérécolte, l’étendue de cette pratique chez les producteurs de grain québécois reste difficile à estimer. Selon M. Overbeek, cet usage demeure marginal actuellement dans la province. Mais M. Gagnon, producteur et membre du syndicat présidé par M. Overbeek, croit pour sa part qu’on sous-estime le nombre de producteurs de grains québécois ayant recours au glyphosate en prérécolte.

« Je pense que la pratique est plus répandue qu’il dit [M. Overbeek, NDLR]. On joue sur la confiance de la population envers les agriculteurs et on joue sur la santé publique. Si le glyphosate est appliqué en prérécolte, c’est sûr qu’il va y avoir des traces jusque dans l’assiette. Le glyphosate est un excellent herbicide lorsqu’il est utilisé au printemps. On ne devrait jamais l’utiliser avant la récolte, ça devrait être défendu. Ce n’est pas un desséchant. » – François Gagnon – producteur grandes cultures et pois à soupe, Saint-Justin, MRC de Maskinongé.

Même au Québec…

La Financière agricole, assureur public, avait suscité l’indignation l’année dernière en remboursant près d’une centaine de producteurs pour leur usage du Round-up à ces fins pratiques. « Il ne faut pas oublier que chacun des dossiers assujettis à la Financière agricole ont été traités sous la supervision d’un agronome. C’était une convenance entre les PGQ et l’assureur. Si ce n’était pas possible de faire de l’andainage, on pouvait appliquer un défoliant et profiter de la compensation de la Financière agricole », explique Christian Overbeek.

Des groupes environnementalistes et agronomes contactés par notre équipe ont toutefois déploré « le double discours du président des PGQ » qui à leurs yeux se serait montré plus d’une fois enclin à se préoccuper de l’industrie des pesticides plutôt qu’aux enjeux de santé reliés à ceux-ci.

Exigences des transformateurs et des accords internationaux

Conscients des nouvelles attentes des consommateurs qui souhaitent avoir accès à des produits locaux, sains et issus d’une production raisonnée ou biologique, plusieurs agriculteurs expliquent qu’ils doivent à la fois conjuguer cette réalité avec celles des cahiers de charge des transformateurs et de nombreuses exigences relatives au contexte des accords de libre-échange.

« Au Québec la majorité des agriculteurs font du blé sans glyphosate, mais nos transformateurs ne veulent pas identifier cette particularité sur les tablettes », déplore Paul Caplette, producteur de blé d’hiver à St-Roger. Puisque les producteurs du Québec ne font pas assez de blé pour le pain, les transformateurs s’approvisionnent dans divers pays et donc ne peuvent assurer un produit exclusivement sans glyphosate. « Ça nous prend juste un transformateur qui va oser mettre ”Farine du Québec sans glyphosate” sur son étiquette de pain pour que les autres suivent », croit M. Caplette.

Également producteur de haricots secs sans glyphosate, ce dernier remarque une hausse de la demande pour des grains sans pesticides destinés à l’alimentation humaine directe. « Mais le système de marchandisage est formaté pour l’industrie et les normes et standards de qualité pour la transformation de grains pour l’alimentation humaine sont si complexes que c’est plus payant de vendre de la céréale pour les cochons. », ajoute-t-il. « On n’est pas capable de passer par-dessus ces barrières pour se rendre au consommateur. C’est pour ça que c’est à la fois fâchant et blessant de voir Santé Canada qui va parfois contre la demande du consommateur, car c’est nous qui mangeons la claque sur la marboulette. Ce n’est pas vrai que ça fait 40 ans qu’on fait de la merde. » Recontacté le 6 août, M. Caplette a qualifié de « sage décision » celle du gouvernement Trudeau de suspendre la requête de Bayer.

La réalité semble que les marchés soient de plus en plus segmentés et intriqués dans les accords internationaux, et cela apporterait son lot de défis. C’est pour tenter d’uniformiser les normes internationales régissant l’usage du glyphosate (Codex) que Bayer justifie sa requête. Mais cet argument fait réagir certains observateurs qui y voient une forme de distorsion de la notion de réciprocité des normes : « Bayer dit que c’est pour fluidifier le commerce international, mais ça ne fait pas de sens si les normes sont déjà plus sévères ici », souligne l’agroéconomiste Patrick Mundler.

« Quand il y a des accords de libre-échange qui sont signés, on vient souvent niveler par le bas les normes des pays plus stricts. La réciprocité des normes devrait servir à avoir de meilleures normes et ce n’est pas la voie sur laquelle le Canada semble s’engager », déplore pour sa part Thibault Rehn chez Vigilance OGM, contacté quelques jours avant la décision du gouvernement de suspendre la requête.

La hausse de la demande pour les produits alimentaires à base de protéagineux pourrait avoir provoqué un besoin pour des transformateurs canadiens de s’approvisionner en haricots et pois en provenance de pays étrangers où les normes concernant les LMR de glyphosate diffèrent de celles du Canada. Il ne s’agit toutefois là que d’une « hypothèse viable » selon nos sources. – Photo : Sean Gallup, GettyImages

L’alimentation végétale en cause ?

Tant chez les Producteurs de grains du Québec que chez les Grain Growers of Canada, on remarque une hausse de la demande pour les protéagineux, dont les lentilles et pois secs. Les personnes interrogées croient qu’il est fort possible que la requête de Bayer ait été reliée à cette nouvelle demande de la part des consommateurs canadiens.

Il pourrait par exemple s’agir de la demande de grands transformateurs canadiens se lançant dans le marché de l’alimentation végétale et souhaitant s’approvisionner à l’international où les normes sont moins sévères. Autrement dit, « il peut certainement y avoir des producteurs étrangers intéressés par le marché canadien. Comme des producteurs d’ici sont intéressés par les marchés étrangers. C’est le jeu du commerce international », résume M. Overbeek.

Lisez également notre article sur les défis de l’agroalimentaire

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