Jean-Michel Landry, février 2018
« Endettés du monde entier, unissez-vous! » pourrait être la devise d’un mouvement qui gagne du terrain chez nos voisins du sud. De plus en plus d’Américains surmontent en effet les tabous et sentiments de honte qui entourent l’endettement personnel. Certains mettent leurs dettes en commun et établissent ainsi un formidable rapport de force vis-à-vis d’institutions financières irresponsables. Ce mouvement gagnera-t-il la société québécoise, une des plus endettées en Amérique du Nord?
Nous sommes tous, ou presque tous, endettés. Et ça n’a rien d’étonnant : avec un pouvoir d’achat stagnant et des services publics malmenés (voir p. 4), il devient de plus en plus difficile de subvenir à des besoins essentiels tels que se loger, s’éduquer (et dans quelques cas extrêmes s’alimenter) sans emprunter ou faire appel au crédit. Les dettes, hypothèques et défauts de paiements pèsent sur nos vies, et comptent parmi les principales causes de dépression et de suicide. En revanche, l’endettement fait la joie des banques, agences de prêts et autres institutions financières qui tirent des profits colossaux du « marché de la dette ». En mars dernier, des employés du groupe bancaire TD (Toronto Dominion) confiaient à la presse être forcés de vendre des produits financiers destinés à accroitre l’endettement de leurs clients. Au même moment, le réseau anglophone de Radio-Canada annonçait que le groupe bancaire affichait des profits records. Depuis, des employés de la Banque de Montréal, la Banque Scotia, la Banque Royale et la CIBC ont révélé que ces pratiques malhonnêtes sont très répandues.
Comment mettre fin à cette spirale vicieuse? En déclenchant des « grèves d’endettés » (debt strikes), des étudiants américains ont jeté les bases de ce qu’aujourd’hui on appelle la désobéissance financière. L’idée est merveilleusement simple. Et, fait cocasse, elle prend sa source dans l’adage d’un ancien magnat du pétrole. « Si vous devez 100$ à la banque, » avait pour son dire M. Jean-Paul Getty, « c’est votre problème. Or si vous devez 100 millions à la banque… C’est le problème de la banque! ». Traduisons : à l’échelle individuelle, une dette est source de culpabilité, parfois même d’isolement et de peur. Gravement endettés, plusieurs craignent de répondre au téléphone ou encore d’ouvrir leur courrier. Mises bout à bout, cependant, les dettes des uns et des autres forment une plateforme d’action collective efficace. Sortis de leur isolement et réunis, les endettés possèdent en réalité un énorme pouvoir de négociation. Aux États-Unis, où la dette étudiante nationale atteint la somme de 1,3 trillion de dollars, le problème de l’endettement lié aux études pourrait soudainement devenir le problème des banquiers…
Heureusement pour ces derniers, nous n’avons pas encore affaire à un mouvement de masse. Les grévistes appartiennent tous au milieu étudiant, et le mouvement demeure lié à la vague de protestation visant les établissements de l’entreprise Corinthian Colleges qui a fermé ses portes en 2015, laissant derrière elle des centaines d’étudiants (américains et ontariens) sans diplôme valide et lourdement endettés. De toute évidence, on ne syndique pas des endettés comme on syndique les ouvriers d’usine. Les clients d’une institution financière irresponsables sont très souvent géographiquement éloignés les unes des autres et ne partagent la plupart du temps aucun lien. Tandis que l’endettement des ménages nord-américains continue de gonfler (il a bondi de 73% en six ans au Québec) l’idée qu’une dette n’est pas une honte, mais une arme, mérite toutefois une certaine réflexion.