Alex Dorval – Septembre 2020
« … de dire qu’on utilise des données pour sauver des vies, qui peut être contre ça ? », déclarait François Legault en point de presse fin août. Le premier ministre confirmait par cette rhétorique son appui au ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon. Ce dernier déclarait quelques jours plus tôt qu’il serait « winner » de rendre les données des dossiers médicaux des Québécois.es disponibles aux compagnies pharmaceutiques.
Si les libéraux se sont dits rassurés par la volonté du ministre Fitzgibbon d’assurer l’anonymisation des données, les autres partis de l’opposition (PQ et QS) revendiquent pour leur part la tenue d’une commission parlementaire à ce sujet. Sol Zanetti, député solidaire et porte-parole en matière de santé a d’ailleurs fait valoir qu’il serait pertinent d’entendre des éthiciens se prononcer sur la question.
Le rapport du SRAP
« Je ne veux pas sataniser l’industrie pharmaceutique qui nous permet plusieurs avancées, mais ceci dit, il faut être très prudent, car il n’y a pas grand-chose dans la loi par rapport à l’éthique de la recherche », souligne d’entrée de jeu Emmanuelle Marceau, professeure éthicienne au Département de médecine sociale et préventive à l’Université de Montréal.
Mme Marceau a siégé comme conseillère en éthique sur la Table de l’Unité de soutien à la Stratégie de recherche axée sur le patient (SRAP) et collaboré à la rédaction du Rapport sur l’utilisation des données cliniques issues des dossiers médicaux électroniques (DMÉ) à des fins de recherche (2018). Elle croit que les Québécois.es ont raison de s’inquiéter quant à la volonté du gouvernement de partager leurs données médicales avec les entreprises privées, et ce, peu importe qu’elles soient données ou vendues, brutes ou anonymisées.
Un meilleur accès aux dossiers médicaux électroniques
La proposition du ministre Fitzgibbon pose un problème majeur sur le plan de l’éthique de la recherche selon Mme Marceau.
« Je suis tombé un peu de ma chaise comme bien des gens, car ça fait des années que des chercheurs au sein des institutions publiques, notamment du CHUM, veulent un meilleur accès aux DMÉ. Et là on voit le ministre qui se dit prêt à ouvrir la porte aux entreprises privées. Je dois dire qu’il y a quelque chose de très étonnant et interpellant. On devrait se demander pourquoi lorsqu’il est question d’avancement des connaissances, de bien public et d’amélioration du soin des personnes, on se heurte à ce chemin de croix, et là tout d’un coup, pour les pharmaceutiques, on serait prêt à donner des accès royaux. »
Il semble en effet que la piètre qualité des métadonnées actuelles et la lourdeur des démarches pour accéder aux banques de données causent plusieurs maux de tête aux chercheurs travaillant au sein de la santé publique et des universités du Québec. « Ça devient aussi un enjeu éthique quand ça coûte aussi cher et que ça prend aussi longtemps avoir accès aux données », soutient l’éthicienne.
L’idée de rendre les données accessibles aux compagnies pharmaceutiques n’aurait toutefois jamais été amenée lors des rencontres de l’unité de soutien du SRAP. « Ça aurait été un assez gros enjeu qui aurait été discuté si le sujet avait été sur la Table, mais on n’en était pas là à ce moment. Et ça se serait certainement retrouvé aussi dans notre rapport. », indique l’éthicienne.
L’anonymisation, un dispositif de sécurité illusoire
Dans le contexte où plusieurs incidents relatifs à des fuites massives de données personnelles ont fait scandale – pensons au cas qui a touché les membres du Mouvement des Caisses Desjardins –, il est de plus en plus question d’anonymisation des données. Ce processus vise à retirer certaines informations personnelles (nom, adresse, code postal, NAS, etc.) afin d’allouer l’utilisation des données à des fins de recherche et des analyses par groupes d’individus sans possibilité d’identification. Cette expertise relève principalement d’entreprises informatiques issues du secteur privé.
Mme Marceau nous met en garde face à la réelle efficience de l’anonymisation des données. « Il faut faire très très très attention, car dès qu’on a accès à un jeu de données, c’est-à-dire 3-4 banques de données, c’est assez déconcertant à quel point on peut facilement réidentifier les données. »
Mais où est le danger ?
Les préoccupations éthiques en lien avec l’instauration d’un système de santé apprenant par le croisement des données s’avèrent déjà fondées selon la conseillère en éthique. Plusieurs médecins rapporteraient une diminution d’efficacité due au traitement des données et une perte qualitative dans le rapport avec leur patient. « On a les yeux rivés sur l’écran et pas sur le patient nous disent certains médecins. Et ça peut aussi marginaliser certains praticiens qui ne sont pas habiletés à utiliser ces nouvelles plateformes », explique Mme Marceau.
Mais ce qui pourrait être encore plus inquiétant pour les Québécois.es, nous dit l’éthicienne, ce serait par exemple, que certains employeurs puissent utiliser ces données à des fins de discrimination.« Le danger d’accès aux données c’est qu’on puisse permettre à certaines entreprises de cibler des groupes spécifiques de la société et d’adopter des critères d’embauche ou de renvoi qui viendrait exclure davantage les plus vulnérables et pourraient ainsi leur causer préjudice. Ou encore, poursuit-elle, des compagnies d’assurance pourraient s’en servir à des fins mercantiles. » Celles-ci pourraient notamment les employer pour ajuster leurs prix ou conditions de versement de prestations, ce qui encore une fois pourrait aboutir à une forme d’exclusion de groupes plus vulnérables.