Francis Bergeron – Histoire – février 2022 

L’azouade, ça vous dit quelque chose ? C’est un rituel de justice populaire qui tire ses origines de l’Europe du Moyen Âge, de la Grèce antique, du « nord-ouest de l’Inde bouddhique et chez les Ossètes de la Russie caucasienne », notamment[1]. L’azouade « punit généralement le mari qui refuse de tenir son rôle, qui laisse sa femme le dominer et le battre ou celui dont la femme est infidèle[2] ». Cette pratique consiste à promener dans le village l’époux monté à l’envers sur un âne, c’est-à-dire la tête tournée vers la queue, afin de le dénoncer ou de l’humilier. Voilà l’un des rituels de ce qu’on appelle un charivari !

Le charivari a pour objectif de dévoiler au grand jour les comportements inadéquats et immoraux des citoyens « en utilisant diverses techniques humiliantes ou diffamatoires […] les organisateurs de ces événements désirent punir la faute morale commise par les charivarisés[3] ». Lors d’un charivari, les acteurs se présentent généralement « tous masqués, défilant dans le chemin qui conduit à la demeure de la victime. Ils s’annoncent en criant charivari dans un porte-voix, mot de ralliement scandé à répétition pour ameuter le plus de monde possible, car l’intention est de divulguer et de dénoncer[4] ». Or, ces processions sont accompagnées de musiques dérisoires ou de bruits discordants produits à l’aide de poêlons, de casseroles, de cornes, etc., qui ne sont pas sans nous rappeler les manifestations étudiantes de 2012.

À l’origine, le charivari punit surtout l’adultère, « les unions de cousins trop rapprochés, les mariages incongrus avec des étrangers » ou « le remariage inégal, celui d’un veuf et d’une jeune fille ou d’une veuve et d’un jeune homme[5] ». Au fil des siècles, il évolue et prend de plus en plus des formes variées de rituels.

Quels sont les divers rituels du charivari ?

Selon René Hardy, le charivari comporte plusieurs formes de rituels : les chansons injurieuses et humiliantes à l’égard de la victime, le vacarme nocturne devant la demeure du charivarisé, le triomphe d’une élection, l’effigie de paille que l’on brûle ou massacre – celle-ci étant une « figure symbolique des contestations politiques et des luttes ouvrières[6] » –, la tonte de la crinière et de la queue d’un cheval, la destruction ou l’incendie de maisons, la coupe des cheveux et le goudronnage d’une femme, les attaques contre la police et les émeutes, pour ne nommer que ceux-là[7]. Comme vous vous en doutez, Trois-Rivières n’y échappe pas.

L’émeute de 1886 à Trois-Rivières

Lors de l’élection municipale de 1886, une émeute éclate durant la nuit du 14 au 15 octobre dans le quartier Saint-Philippe. Le maire de Trois-Rivières, Henri-Gédéon Malhiot, fut blessé par les partisans d’Arthur Turcotte[8]. Que s’est-il passé ?

Afin de prévenir la corruption ou l’achat des votes à quelques jours de l’élection, les partisans de M. Turcotte érigent une sorte de police citoyenne[9] dans le quartier Saint-Philippe pour empêcher la circulation et la sollicitation des votes pour le maire Malhiot.

Le quartier Saint-Philippe fut le théâtre d’une émeute à l’encontre de l’ordre établi en 1886. La contestation d’élection et les affrontements physiques entre partisans politiques étaient monnaie courante au XIXe siècle. Photo : Dominic Bérubé

À cette fin, une trentaine d’hommes patrouillent le quartier de soir et de nuit et empêchent les citoyens, la police ainsi que le maire de se déplacer dans ces rues. Selon le Journal des Trois-Rivières, « les citoyens n’osaient pas sortir de chez eux, d’autres couchaient à la station de police de peur d’être molestés et la police rapporte que les médecins se plaignaient même de ne pouvoir visiter leurs malades[10] ».

Le soir de l’émeute, plus de 300 personnes se rassemblent. Les émeutiers sont attirés par des coups de sifflet lancés par les meneurs. Parmi la foule, plusieurs étaient armés de cannes et de bâtons. Afin de vérifier la gravité de la situation, le maire Malhiot s’aventure dans le quartier. Selon le journal, les émeutiers voient cette incursion comme une tentative de « cabaler les électeurs et [de] solliciter leurs votes[11] ».

Or, lorsque les émeutiers aperçoivent le maire, il est trop tard pour lui. La foule scande à pleins poumons : « Tue le maire ! Tue la police ! Bûche ! Hache ! Fesse ![12] ». C’est alors que la foule se rue sur le maire, le bousculant, le frappant à la tête à coup de bâton et, une fois au sol, le maire est roué de coups de pied qui lui décalottent l’oreille et lui infligent des coupures à la tête[13].

Henri-Gédéon Malhiot

Malgré ses blessures, le maire s’en tire. Douze personnes sont accusées « d’avoir participé à une émeute […], et d’avoir dans la même occasion, blessé l’honorable H.-G. Malhiot, […] avec l’intention de le mutiler et défigurer, et de lui causer des blessures corporelles graves[14] ».

L’émeute de 1886 est un exemple de charivari à l’encontre de l’ordre établi. La contestation d’élection et les affrontements physiques entre partisans politiques étaient monnaie courante au XIXe siècle. En ce sens, « la violence physique et la cruauté psychologique caractérisent la plupart des rituels de justice populaire, le charivari en particulier[15] ».  Le cas de 1886 témoigne donc d’une évolution dans les formes charivaristes traditionnelles, puisqu’à l’origine on ciblait surtout les unions matrimoniales.

Au courant du XXe siècle, la coutume charivarique a disparu de la culture traditionnelle puis de la mémoire collective québécoise. En effet, « ce rituel punitif, qui s’immisce dans la vie privée pour imposer le plus souvent avec violence et brutalité les codes de conduite communautaire, heurte deux valeurs émergentes au XIXe siècle : [la protection de] la vie privée et la montée en force de la civilisation des mœurs qui fustige la brutalité des comportements[16] ».

Bibliographie et références 

Cournoyer Amy, Charivari, libéralisme et genre au Bas-Canada, 1820-1860, Mémoire de maîtrise, UQTR, avril 2020, 125 p.

HARDY, René, Charivari et justice populaire au Québec, Québec, Septentrion, 2015, 282 p.

HARDY, René, SEGUIN, Normand et al. Histoire de la Mauricie, Sainte-Foy, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 2004, 1136 p.

HARDY, René, « Histoire et fin du charivari au Québec : Vers la civilisation des mœurs », Histoire Québec, no 1, vol. 25, 2019, p. 33-35.

Rey-Flaud, Henri, Le charivari. Les rituels fondamentaux de la sexualité, Payot, 1985, 279 p.

Anonyme, « La votation », Journal des Trois-Rivières, no 41, vol. 22, 14 octobre 1886, p. 2.

Anonyme, « Le règne des Assommeurs », Le Journal des Trois-Rivières, no 42, vol. 22, 18 octobre 1886, p. 2.

Anonyme, « L’émeute des Trois-Rivières », Journal des Trois-Rivières, no 46, vol. 22, 4 novembre 1886, p. 2.

[1] René Hardy, Charivari et justice populaire au Québec, Québec, Septentrion, 2015, p. 18 ; Henri Rey-Flaud, Le charivari. Les rituels fondamentaux de la sexualité, Payot, 1985, p. 147.

[2] René Hardy, « Histoire et fin du charivari au Québec : Vers la civilisation des mœurs », Histoire Québec, no 1, vol. 25, 2019, p. 33.

[3] Amy Cournoyer, Charivari, libéralisme et genre au Bas-Canada, 1820-1860, Mémoire de maîtrise, UQTR, avril 2020, p. 1.

[4] René Hardy, Normand Séguin et al., Histoire de la Mauricie, Sainte-Foy, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 2004, p. 507.

[5] Amy Cournoyer, Charivari, libéralisme et genre au Bas-Canada, 1820-1860, Mémoire de maîtrise, UQTR, avril 2020, p. 1 ; René Hardy, Charivari et justice populaire au Québec, Québec, Septentrion, 2015, p. 8.

[6] René Hardy, op. cit., p. 82.

[7] Ibid., p. 66 à 113.

[8] Anonyme, « Le règne des Assommeurs », Le Journal des Trois-Rivières, no 42, vol. 22, 18 octobre 1886, p. 2.

[9] Les organisateurs nomment cette police la  « police Turcotte » ; Anonyme, « La votation », Journal des Trois-Rivières, no 41, vol. 22, 14 octobre 1886, p. 2.

[10] Loc. cit.

[11] Anonyme, « L’émeute des Trois-Rivières », Journal des Trois-Rivières, no 46, vol. 22, 4 novembre 1886, p. 2.

[12] René Hardy, op. cit., p. 103.

[13] Loc. cit.

[14] Anonyme, op. cit., p. 2.

[15] René Hardy, op. cit., p. 253.

[16] René Hardy, op. cit., p. 248.

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