Jean-François Veilleux – avril 2020 Utilisé par 40 000 personnes chaque jour, ce pont sur le majestueux fleuve Saint-Laurent a toute une histoire à raconter.  

Les origines du projet

Au début de la colonie, la traversée du fleuve s’effectue en canot d’écorce l’été et en raquettes l’hiver grâce aux éphémères ponts de glace. Or, les communications sont souvent interrompues au printemps et à l’automne. Une rumeur raconte que, dès la fin du 19e siècle, les résidents de la rive sud et de la rive nord demandent aux gouvernements fédéral et provincial de construire un pont afin de favoriser la croissance et le développement du « centre géographique de la province ». Auparavant, à compter de 1853, un premier traversier motorisé reliait Trois-Rivières à Sainte-Angèle-de-Laval. En 1880, le traversier à vapeur prend le relais et assure le transport des passagers et des marchandises. Au 20e siècle, la « Traverse » était l’un des services municipaux les plus payants, car il a généré des revenus annuels de 400 000 $ durant l’âge d’or de son exploitation. Le 5 décembre 1945, la Chambre de commerce et d’industrie de Trois-Rivières prend l’initiative du mouvement en faveur du pont en créant le Comité du Pont. Le député fédéral de Trois-Rivières, Wilfrid Gariépy (1877-1960), propose de profiter du budget colossal voté par Ottawa pour financer des projets de « reconstruction » après la Deuxième Guerre mondiale. On pense d’ailleurs profiter de la présence de l’ingénieur trifluvien Zéphirin Lambert, qui faisait partie de cette commission.

Crédits photo: Jim Brunelle

Le 9 avril 1946, Le Nouvelliste suit de près le dossier, qui est alors discuté à Ottawa. Le député Lucien Dubois (1893-1948), de Nicolet-Yamaska, avait présenté une résolution pour que le gouvernement mette à exécution une résolution déjà adoptée en 1936. Le journal en fait la promotion active en couvrant toutes les manifestations publiques appuyant cette action. En 1953, la Chambre de commerce lance une souscription populaire : elle permet d’amasser 30 000 $ pour des études du futur pont. On demande alors un avis à l’ingénieur Philip Louis Pratley, spécialisé dans la construction de ponts ; son rapport de 27 pages, très favorable au projet, sera déposé au Comité du Pont le 7 décembre 1954. Grâce à la ténacité du député fédéral trifluvien Léon Balcer (1917-1991), solliciteur général, qui est très respecté par Diefenbaker, Ottawa donne son accord (parce que le fleuve et les rives relèvent de sa juridiction) le 17 mai 1956, par l’adoption au Sénat du projet de loi Z9 autorisant la construction d’un pont enjambant le Saint-Laurent. Toutefois, jusqu’en 1956, le député trifluvien et premier ministre du Québec Maurice Duplessis (1890-1959) semble hésiter à approuver le projet même s’il est situé dans sa « Ville-Lumière » – Trois-Rivières, château-fort des « duplessistes », qu’il représente depuis mars 1927. Or, pendant les élections provinciales en juin 1956, Duplessis exhorte les électeurs qui veulent un pont à voter pour son parti : « Si vous ne votez pas Union nationale, vous n’aurez pas de pont ! » Le 10 août 1956, un nombre record d’électeurs, soit près de 9 890, votèrent OUI à 98 % lors d’un référendum à Trois-Rivières pour confirmer la vente du service de traversier à la Corporation du Pont, tout en s’assurant que celui-ci reste en service jusqu’à l’ouverture officielle de l’immense structure à venir. Toutefois, c’est seulement le 14 décembre 1956, à l’Assemblée nationale du Québec, qu’on adopte le projet de loi privé 124 qui transforme le Comité du Pont en Corporation du Pont et qui autorise cette dernière à construire le pont trifluvien d’ici huit ans, au maximum, à la condition d’acheter la Traverse. Le 28 avril 1957, on dévoile les premières esquisses du pont, y compris les cinq étapes de sa construction – qui est souhaitée même si elle n’est toujours pas approuvée officiellement par les gouvernements provincial et fédéral. Certaines initiatives locales, comme le slogan lancé dès 1948 par Magloire Gagnon à la station radiophonique trifluvienne CHLN – « Le pont, il nous le faut et nous l’aurons » –, qui sera popularisé sur les ondes pendant douze ans, pousse le gouvernement à agir afin de prolonger ce qui deviendra plus tard l’autoroute 55. Parmi ces actions citoyennes, mentionnons les deux célèbres chansons du folkloriste Oscar Thiffault (1912-1998) qui, à la manière de Mary Travers dite Madame Bolduc (1894-1941), composa Le futur pont de Trois-Rivières et À Trois-Rivières, il y a un pont. Rappelons que quelques cinquante villes et villages étaient concernés par ce nouveau pont promis lors de la campagne électorale de juin 1960, autant par l’unioniste Antonio Barrette (« Le pont sera construit ») que par le libéral Jean Lesage (« Le pont, vous l’aurez »).

Des travaux complexes et tragiques

Depuis 1962, c’est le ministère des Transports qui tient les rênes du projet de pont, ce qui garantit que le gouvernement provincial assume la dette pour cette prouesse d’ingénierie. Autant que possible, on souhaite privilégier des travailleurs québécois, qu’ils soient ingénieurs, soudeurs, mécaniciens, menuisiers ou plongeurs. Le 16 mai 1964, c’est le nouveau premier ministre du Québec, Jean Lesage, qui effectue la première pelletée de terre devant les caméras, décrivant ce pont qui sera alors le plus long du Québec comme un « facteur de développement industriel ». Les travaux débutent aussitôt et on espère encore qu’il sera prêt à temps pour l’Exposition universelle prévue à Montréal pour l’été 1967. Or, le 7 septembre 1965, alors que des ouvriers travaillent sur le caisson du pilier numéro deux (N2), situé du côté nord, ce dernier cède sous la pression de l’eau à 780 pieds de profondeur. L’explosion tue sur le coup une douzaine d’hommes et fait six blessés. Le lendemain, une seule dépouille est retrouvée. Il faudra plusieurs jours pour récupérer dans l’eau cinq autres corps, puis attendre une année entière pour retrouver les six ouvriers qui travaillaient à l’intérieur du caisson fatidique. Par souci d’exactitude et par devoir de mémoire, rendons hommage à ces valeureux disparus :

  • De Trois-Rivières :
  • Michel Dalcourt, 21 ans
  • Réjean Pouliot, 24 ans
  • Bruno Landry, 40 ans (ou de Repentigny, selon les sources)
  • De Cap-de-la-Madeleine :
  • Jean-Guy Bolduc, 27 ans
  • De Notre-Dame-du-Mont-Carmel :
  • Normand Cloutier, 24 ans
  • Gilles Arvisais, 28 ans
  • Léopold Bédard, 28 ans
  • Vénéré Cloutier, 32 ans
  • De Repentigny :
  • Raymond Hamel, 40 ans
  • De Montréal :
  • André Gauthier, 24 ans
  • John Henry Muise, 28 ans
  • De Hull :
  • Laurier Gagnon, 26 ans

Le Pont de Québec – 1916, sauvetage suite à l’effondrement, Bibliothèque & Archives du Canada

Cet accident tragique rappelle à la mémoire collective québécoise l’effondrement de la structure centrale du pont de Québec – le plus long pont de type cantilever au monde – lors de sa construction, funeste accident qui s’est produit à deux reprises, le 29 août 1907 et en 1916, causant au total la mort de 89 ouvriers masculins. D’une longueur de 2 707 mètres, le pont trifluvien est principalement constitué d’une charpente d’acier qui supporte un tablier de poutres d’acier et de dalles en béton armé. Sa travée centrale, suspendue avec poutres triangulées en arc disposées sur 34 piliers, enjambe le chenal de navigation avec une portée de 335 mètres. Cette travée centrale, qui permet la circulation à quatre voies, est formée d’une arche à tirants métalliques à laquelle est suspendu un bouclier pesant un million de tonnes. De plus, d’après le ministère des Transports du Québec, des études menées dans les années 1980 ont démontré que ce pont était « la structure la plus vulnérable aux collisions de navires dans les eaux canadiennes » ! Malgré tout, après 17 années de gestation, le pont est finalement inauguré par le ministre de la Voirie, Fernand-Joseph Lafontaine, le 20 décembre 1967, tout juste à temps pour Noël. Malgré l’absence du premier ministre Daniel Johnson, qui envoie un communiqué pour l’occasion, tout le monde est bien content que le projet libéral d’un pont payant soit devenu sous l’Union nationale un pont gratuit. Cette gratuité a été défendue par Clément Vincent, Yves Gabias, Rémi Paul et Maurice Bellemare. L’ouverture du pont marque l’essor des échanges entre les rives nord et sud, et il sonne la fin des traversiers qui régnaient sur cette partie du fleuve depuis plus d’un siècle déjà. En 1971, on le nomme officiellement « pont Laviolette » en l’honneur de la cité trifluvienne.

Un lien névralgique pour l’avenir

Ce pont, il nous le fallait, et nous l’avons eu ! On a souligné son cinquantième anniversaire en décembre 2017 par diverses publications et reportages. Depuis plus de cinquante ans, grâce à ce pont édifié au cœur du Québec entre Trois-Rivières et Bécancour, la Mauricie est un symbole de progrès, de prospérité, d’échange économique et de développement régional. En effet, ce lien routier stable et unique – l’une des structures routières les plus importantes du Québec mais aussi du Canada – facilite toujours les liaisons avec la Mauricie, le Centre-du-Québec et les Cantons-de-l’Est. Le pont permet aussi une communication directe et rapide entre les États-Unis et le Lac-Saint-Jean. Devenu un symbole de fierté et un repère pour toute une région, il est même pour certains aussi iconique que la Tour Eiffel ! Au final, comme une « poignée de main » entre deux rives, selon l’expression de l’écrivain Louis Caron, ce pont aura coûté au trésor public canadien environ 50 millions de dollars. Malgré d’importants travaux de réfection en 1994 et en 2004-2005, le journaliste Jonathan Cossette soulignait que des interventions récurrentes étaient nécessaires en 2017 pour le maintenir en état. En 2019, le gouvernement caquiste a injecté 100 millions supplémentaires pour une période de cinq ans afin de remplacer la dalle de béton d’origine de la travée centrale et de prolonger sa durée de vie d’environ 70 ans. Considérant que le débit journalier de véhicules est passé de 12 000 à 40 000, dont environ 7 % sont des véhicules lourds, il fallait agir rapidement. Encore aujourd’hui, sa partie centrale d’une longueur de 1 375 mètres fait du pont Laviolette le plus long pont à charpente métallique au Québec et le seul lien permanent interrives entre Montréal et Québec. Consultez les autres chroniques de Jean-François Veilleux


Sources principales : COLLECTIF. Trois-Rivières : son histoire en photos (1865-2018), Montréal, Éditions Histoire Québec, 2019, 342 p. (p.138) Jean PANNETON. « Le pont Laviolette, 50 ans d’histoire », 2018, 57 p. Francis BERGERON : https://patrimoine3r.quebec/le-pont-laviolette-1967-2017/ Ministère des transports, Le pont Laviolette : www.transports.gouv.qc.ca/fr/ministere/organisation/organisation-territoriale/mauricie-centre-quebec/Documents/PontLaviolette.pdf 50e anniversaire du pont (18 décembre 2017) : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1073825/pont-laviolette-inauguration-transport-histoire-archives https://fr.wikipedia.org/wiki/Oscar_Thiffault

Le pont de Trois-Rivières et la chanson d’Oscar Thiffault (reportage de 2min 24) :

www.youtube.com/watch?v=nzFn7TTVaFE Le pont Laviolette en images, vidéo du ministère des transports (1min 21) : www.youtube.com/watch?v=qnZ7FEGW3VQ&feature=youtu.be Le pont Laviolette : bouclier d’un million de tonnes (1988, 19min 31) : www.youtube.com/watch?v=2q5WJENaCyE Des témoins de l’accident de 1965 racontent leur expérience : www.lenouvelliste.ca/actualites/il-y-a-50-ans-un-accident-sur-le-chantier-du-pont-laviolette-faisait-12-victimes-52982503c247cd3edb4b90e4239a6589 L’histoire du pont de Québec : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1056898/pont-quebec-travaux-histoire-transport-archives Données sur le fleuve Saint-Laurent : www.canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/services/fleuve-saint-laurent.html Des travaux urgents à réaliser (février 2017) : les fissures ont triplé en quatre ans ! https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1019287/pont-laviolette-travaux-urgent-fissures https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1018865/pont-laviolette-1967-remplacement-mtq-ingenieurs-greve Des travaux de 100 M$ sur une période de cinq ans (2019-2024) : www.lhebdojournal.com/pont-laviolette-des-travaux-de-plus-de-100-m-a-venir/

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