Jean-Michel Landry, avril 2019
Augmentation des délais d’attente, diminution des heures de service, formation inadéquate, rotation incessante du personnel : un faisceau d’indicateurs montre que la qualité des soins à domicile s’effrite au pays. Nombre d’études, témoignages et reportages blâment la pratique de sous-traitance qui permet aujourd’hui à des entreprises d’économie sociale de prodiguer des soins de santé jadis réservés aux professionnels du réseau. Bref historique d’un phénomène en expansion.
Radio-Canada révélait récemment que l’État québécois confie une part toujours croissante des services à domicile à des entreprises d’économie sociale ou à des agences privées. Parmi ces services figurent la préparation de repas, le grand ménage du printemps et divers soins d’hygiène. Or la liste comprendrait également des soins médicaux qui jusqu’en 2004 étaient prodigués par le personnel infirmier (injection d’insuline, administration de médicaments), écrit la professeure Louise Boivin dans une lettre ouverte envoyée au Devoir en décembre dernier. Comment des entreprises d’entretien ménager ont-elles pu se voir confier la lourde responsabilité d’offrir des soins de santé? Et pourquoi donc attribuer de telles compétences à un personnel qui, très souvent, ne dispose que d’une formation de 120 heures et d’une rémunération équivalent au salaire minimum? Répondre à ces questions c’est refaire l’histoire de notre système public de santé et de sa lente privatisation.
Cette situation préoccupante, affirme l’Institut de recherche et d’information socio-économique, prend sa source dans les années 1990, plus précisément dans la vaste réforme du système de santé nommée « virage ambulatoire » ou « déshospitalisation ». On cherchait alors à rapprocher les soins de santé des milieux de vie afin d’écouter, et si possible éviter, les séjours en milieu hospitalier. En Mauricie, elle entraînera la fusion des établissements de St-Joseph et de Ste-Marie ; fusion au cours de laquelle plus de 500 lits ont été éliminés, nous rappelle Loraine Dugas, vice-présidente du Conseil Central du Cœur-du-Québec (CSN). La nature même de cette réforme, ajoute-t-elle, appelait les centres locaux de services communautaires (CLSC) à prendre le relais en offrant, hors de l’enceinte hospitalière, les soins de santé que les hôpitaux n’offraient plus.
Le gouvernement de Lucien Bouchard engagera cependant le Québec sur une autre voie. Cherchant à fabriquer un consensus favorable à l’atteinte du déficit zéro, il inaugure, en 1996, un sommet socioéconomique lors duquel la déshospitalisation entreprise l’année précédente deviendra synonyme de désengagement de l’État en santé. Plutôt que de fournir aux CLSC les ressources nécessaires pour répondre à la demande que la déshospitalisation avait occasionnée, on fera intervenir un nouvel acteur : les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD). Une brèche dans le réseau public s’ouvre alors. Au cours des années suivantes, une part grandissante des services à domicile sera confiée aux EESAD. Si leur rôle se limite d’abord à l’entretien ménager, leur champ d’action s’élargira considérablement au cours de la décennie suivante. Ainsi, aujourd’hui, la nébuleuse des entreprises d’économie sociale tend à se substituer aux CLSC, dont les auxiliaires en santé et services sociaux (contrairement au personnel des EESAD) détiennent pourtant toutes un diplôme professionnel de 975 heures en assistance à domicile.
Nul doute que plusieurs entreprises d’économie sociale offrent aujourd’hui des soins adéquats ; impossible cependant, de s’en assurer. Les agences de santé (maintenant intégrées aux CISSS), explique Mme Dugas, ne peuvent enquêter sur la qualité des soins prodigués par les EESAD que lorsqu’une plainte formelle est déposée.