Réal Boisvert – janvier 2020
L’année 2019 aura été pour les Directions de protection de la jeunesse (DPJ) une annus horribilis.
Tout a commencé avec la petite Alicia, une fillette de Granby victime de mauvais traitements, que l’on a retrouvée ligotée dans la résidence familiale et qui est morte à l’hôpital après quelques heures de coma. C’est dans la foulée de ce triste événement que le gouvernement a créé la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse dont Régine Laurent assume la présidence.
Témoignages troublants
Ce qu’on a entendu lors de ces travaux a de quoi bouleverser les âmes même les plus insensibles. Commençons par les témoignages des jeunes eux-mêmes. Plusieurs ont courageusement relaté avoir été victimes de sévices, d’avoir été mis en isolement et d’avoir été médicamentés contre leur gré. D’autres ont fait part de leur difficile transition vers le monde adulte à 18 ans, sans encadrement, sans ressources, sans logement, se retrouvant à la rue pour plusieurs.
M. Marc Lacour, directeur de la Protection de jeunesse en Maurice et au Centre-du-Québec de 1992 à 2000 a fait pour sa part un témoignage qui n’est pas passé inaperçu. Il est venu rappeler qu’il y a au Québec 2 000 signalements retenus qui sont en attente de traitement. Une véritable bombe, selon lui. Dans notre seule région, 900 jeunes sont en situation de placement. L’équivalent d’une polyvalente, a-t-il précisé.
À son tour, la présidente de la Commission est sortie de ses gonds après avoir estimé que des PDG et des gestionnaires de proximité tentent de bâillonner les intervenants qui en auraient long à dire sur ce qui se passe sur le terrain. Dans le Devoir, Brian Miles n’y allait pas par quatre chemins estimant que « les sans-voix, ces milliers d’enfants morts ou brisés par la vie, méritent que les institutions qui ont contribué à leur malheur répondent de leur actions avec humanisme et non avec une froideur technique qui empeste le déni ». Enfin, Mme Marie Rinfret, protectrice du citoyen, en a rajouté pour dire que le cadre juridique des DPJ était désuet, que le personnel était surchargé de travail et empêtré dans les tâches administratives.
Des malheurs qui ne sont pas des fatalités
Les causes de tous ces dysfonctionnements sont multiples. Nous en retiendrons trois.
La première est liée aux années d’austérité auxquelles ont été soumises les DPJ sous l’intendance du Parti libéral. En plus des enfants, les victimes collatérales de ce régime minceur ont été les intervenants eux-mêmes démotivés et poussés en grand nombre à l’épuisement professionnel. La deuxième cause des turbulences à la DPJ n’est pas étrangère à la réforme Barette comme telle. La création des CISSS a eu comme conséquence d’accentuer le volet hospitalo-centriste du système de santé et de bien-être, cela aux dépens de la santé publique et des centres jeunesse, accentuant les déséquilibres budgétaires entre les services curatifs et les services sociaux.
La troisième cause est la Mère de toutes les causes. Elle n’est pas étrangère à l’augmentation significative des signalements au cours des dernières années. Cette cause a trait aux inégalités sociales et économiques.
Selon des données obtenues auprès de la Direction régionale de santé publique à partir de l’Atlas des inégalités de santé et de bien-être en Mauricie et au Centre-du-Québec, on observe un taux annuel de 100 signalements pour 1 000 enfants, soit 1 800 signalements sur cinq ans au total pour les 3 600 enfants qui résident dans les premiers quartiers des cinq plus grandes villes de la région. En comparaison, ce taux est de 5 pour 1 000 dans les communautés les plus avantagées, soit 20 fois moins que dans les premiers quartiers. Sur une période de 5 ans, il y a 1 signalement pour 2 enfants dans les premiers quartiers alors qu’il y en 1 pour 40 enfants dans les communautés les plus avantagées.
Voilà une réalité que l’on ne tolèrerait pas si le Québec, comme le prétendait naguère Camil Bouchard, était fou de ses enfants.
On ne pourra jamais éradiquer tous les cas de signalements. Mais une fois qu’on aura corrigé le tir dans les centres jeunesse les choses iront déjà mieux. Ensuite, lorsqu’on aura réduit au maximum les cruelles injustices qui font en sorte que certains enfants sont nettement plus souvent victimes que d’autres, on aura franchi un pas de géant. Insistons ici : ces signalements ne sont pas une fatalité; ils sont en grande partie le résultat des choix que nous faisons en matière de partage de la richesse, de justice sociale et d’égalité. À nous d’y voir!