Alex Dorval – Juin 2020

L’impunité des propriétaires et animateurs des radios de confrontation a-t-elle trop duré?

La mort de l’américain noir Georges Floyd, tenu par la force au sol et asphyxié lundi le 25 mai sous le genou d’un policier blanc du Minnesota, a mené à des manifestations antiracistes aux quatre coin du globe. Le samedi 6 juin, plus de 1000 trifluvien(nes) prenaient le pas pour manifester contre le racisme systémique au Québec.

Bien qu’on ait pu lire et entendre plusieurs médias québécois donnant la parole aux divers militants antiracistes ces dernières semaines, sommes-nous, médias, pour autant exempts de responsabilités face à la propagation de discours haineux et discriminatoires? Une chaîne de radio commentée offrant une tribune à des animateurs, invité.es et auditeurs partageant tous essentiellement la même opinion négative à l’égard des minorités ethniques ne fait-elle pas partie du problème de racisme systémique?

Un concept biaisé de la liberté d’expression

« La liberté d’expression ce n’est pas simplement de donner son opinion et de s’attaquer personnellement à ceux qui ne la partagent pas, c’est plutôt de chercher la vérité en apportant des faits et en argumentant avec des gens qui ont des opinions différentes », explique Mme Dominique Payette, professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval.

Mme Payette est l’auteure de l’essai Les brutes et la punaise qui a remporté le Prix des Libraires du Québec en mai dernier. Dans ce livre, elle analyse « les radios de confrontation », nom qu’elle donne au phénomène des radios de contenu orienté (narrowcasting) de la ville de Québec. Un phénomène qui, nous dit-elle, a commencé à s’étendre ces dernières années ailleurs au Québec, dont à Trois-Rivières, notamment dans les chaînes de la société COGECO INC.

Dominique Payette analyse dans cet essai la frontière ténue qui sépare journalisme d’opinion et manipulation politique, et livre ce salutaire rappel: si les médias ont le droit de prendre position, voire de soutenir des idées politiques, il est de leur devoir de le faire dans le respect des faits et, surtout, en laissant à leur public la liberté de ne pas être d’accord avec eux.

Début juin, le journal La Tribune affirmait que le chroniqueur et docteur Pierre Mailloux aurait été congédié par la direction de la chaîne radio 107,7 Estrie, chaîne-sœur de la station 106,9 en Mauricie, toutes deux propriétés de COGECO INC. Ce congédiement serait survenu à la suite de propos de nature discriminatoire à l’endroit de Theresa Tam, administratrice de l’Agence de santé publique du Canada (ASPC). Lors de son intervention en ondes, M. Mailloux aurait discrédité le travail et les recommandations de Mme Tam sous le seul prétexte qu’elle soit d’origine asiatique.

« Il apporte zéro arguments, que des préjugés et des opinions très catégoriques. Ça libère les gens qui partagent ses préjugés et la violence peut ainsi être légitimée », affirme Mme Payette pour qui M. Mailloux donne dans « l’analyse sociobiologique, une approche exclue des sciences sociales depuis au moins cinquante ans ».

Les diffuseurs de propos racistes sur nos ondes semblent profiter d’une ligne ouverte et d’une impunité attribuable en partie au désengagement du CRTC dans le processus de gestion de plaintes.

Ce n’est pas la première fois que les propos du chroniqueur ou d’autres invités récurrents des stations de Cogeco suscitent de l’indignation. Durant le conflit opposant le peuple Wetsu’wet’en aux promoteurs du projet de gazoduc Coastal GasLink dans le nord de la Colombie-Britannique, l’ex-animateur de radio Gilles Proulx tenait en février dernier des propos racistes à l’endroit des peuples autochtones sur les ondes du 106,9 Mauricie. Il est allé jusqu’à attribuer aux ancêtres autochtones le rôle de l’oppresseur face aux évangélistes à l’époque de la colonisation.

Le CRTC utilise le ricochet

Dans un article de l’Actualité publié en 2017, le journaliste de données Naël Shiab fait la démonstration de l’inefficacité du processus de gestion des plaintes des auditeurs concernant des propos tenus en ondes. Depuis le début des années 1990, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), tribunal administratif, s’en remet systématiquement au Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR), un organisme financé et administré par les propriétaires de radios privées.

Chaque année au Canada, 1800 plaintes sont reçues par le CCNR, 600 sont jugées « pertinentes et précises » et les plaignants sont mis en contact avec les radiodiffuseurs concernés. 60 retournent au CCNR pour une demande de jugement public, 6 sont étudiées par un comité et 4 se soldent par un blâme envers la station. Ce blâme n’est toutefois accompagné d’aucune amende ou conséquence significative.

Il revient au CRTC de décider s’il serait justifié de ne pas renouveler la licence d’une station radiophonique. Un pouvoir qui n’a que très rarement été appliqué, alors que l’instance n’est pas informée des décisions rendues par le CCNR.

À bout de recours?

Mme Payette nous rappelle que les « ondes nous appartiennent » au Canada et qu’elles sont « prêtées » aux propriétaires des radios par les citoyen(nes). Ainsi, les auditeurs peuvent insister pour qu’une plainte soit traitée directement par le CRTC. Il demeure néanmoins difficile pour les auditeurs de faire valoir leur plaintes.

« Le nœud est dans la loi », indique Dominique Payette. « C’est-à-dire qu’on a que très peu de recours. Il faut faire la preuve qu’on a subi un tort et l’atteinte à la réputation ne suffit pas. »

La professeure avait déjà suggéré que les auditeurs tentent de recourir à des services juridiques pro bono. Elle admet aujourd’hui que ce ne soit pas aussi évident. « Il n’y a pas beaucoup d’avocats qui prendraient le risque de s’attaquer aux animateurs de radio », souligne-t-elle.

Plus de 1000 personnes se sont rassemblées dans les rues de Trois-Rivières le samedi 6 juin pour manifester contre le racisme. Chronique de Valérie Delage. 

Un des recours possibles pour les auditeurs serait de passer par la Commissions des droits de la personne. Cette dernière a le pouvoir d’émettre des amendes. Toutefois, selon Mme Payette, il ne semble pas avoir eu de plainte déposée devant la commission pour des cas de propos discriminatoires tenus sur les ondes des radios de confrontation.

Devant l’impunité des propriétaires des médias, la professeure en appelle à la responsabilité du Conseil de presse, tribunal d’honneur, qui devrait « émettre des amendes », sans lesquelles, les médias visés par des blâmes n’ont qu’à faire un simple mea culpa et s’en laver les mains.

Sources:

https://lactualite.com/societe/libre-de-dire-nimporte-quoi-2/

https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/entrevue/113691/dominique-payette-radios-poubelles-quebec

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/747834/dominique-payette-regime-peur-radios-opinion-rapport

https://sortonslespoubelles.com/

https://revuelespritlibre.org/lenvers-de-lopinion

Lecture: 

Les brutes et la punaise, Dominique Payette, LUX Éditeur, 2019. Prix des libraires du Québec 2020 pour le meilleur essai.

 

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