Se retrouver à la rue du jour au lendemain, à l’aube de l’hiver, en pleine crise du logement : c’est le sort qu’ont connu 11 résidents d’un immeuble insalubre de Trois-Rivières. La ville aurait-elle pu forcer le propriétaire à entretenir son immeuble?
Évacué le 31 octobre dernier par les autorités municipales en raison de l’état d’insalubrité et des risques d’incendie, le bâtiment est aujourd’hui placardé. Pourtant, des signes de délabrement étaient visibles depuis au moins cinq mois précédant l’éviction. Alors que les logements disponibles à Trois-Rivières se font rares, avec un taux d’inoccupation historiquement bas de 0,9 %, comment les différents paliers de gouvernement ont-ils pu laisser l’immeuble se dégrader jusqu’à devoir en évincer les occupants ? Les remparts de nos lois et règlements ont-ils failli ? Et surtout, comment éviter que d’autres locataires subissent le même sort ?
Absence d’eau chaude, de toilettes fonctionnelles, fenêtres détériorées, trous dans les murs, boîte électrique arrachée, meubles et déchets jonchant la rue… Le 1146 Saint-Prosper, situé au coin de la rue Niverville, était grandement négligé.
« On pourrait parler de la condition de plusieurs autres logements dans les premiers quartiers. Il y a certains propriétaires de logements qui n’habitent pas la région, et leur but est avant tout financier », déplore Dany Carpentier, conseiller du district La-Vérendrye et vice-président de la Table de travail sur le logement social et abordable. Le propriétaire du 1146 Saint-Prosper, un résident de Sault-Sainte-Marie en Ontario, a fait l’acquisition de l’immeuble en décembre 2021 et l’a remis en vente en avril 2022 à un prix 235 000 $ supérieur.
« Maintenant, à qui revient la responsabilité en cas de manquement ? Il y a plusieurs niveaux : en premier lieu, c’est aux locataires de revendiquer leurs droits. Cependant, certains locataires sont moins bien outillés et ont besoin de soutien pour les revendiquer », fait valoir Dany Carpentier.
L’avenue la plus souvent privilégiée par les intervenants en logement est le recours devant le Tribunal administratif du logement (TAL), anciennement Régie du logement. Toutefois, devant la surcharge du TAL, les délais de traitement des demandes peuvent s’étirer en longueur. En 2022, le délai moyen pour obtenir une première audience au TAL était de quatre mois pour les causes générales et d’un mois pour les causes plus urgentes, qui menacent la santé ou la sécurité des occupants. Et ce n’est que pour la première audience.
Le pouvoir des villes
Or, un autre mécanisme de protection, encore peu connu, existe : le pouvoir des municipalités d’exécuter elles-mêmes les travaux d’entretien, aux frais du propriétaire. Sébastien Gariépy, porte-parole du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH), indique que « l’article prévoyant cette demande est l’article 145.41 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. »
En effet, d’après un bulletin du MAMH de 2019, les municipalités, en vertu de leur règlement sur l’entretien des bâtiments, peuvent « exiger, en cas de vétusté ou de délabrement d’un bâtiment, des travaux de réfection, de réparation ou d’entretien de celui-ci. » Dans le cas où le propriétaire omet d’effectuer les travaux dans un délai raisonnable, la municipalité peut s’adresser en urgence à la Cour supérieure pour obtenir l’autorisation d’effectuer les travaux et en réclamer ensuite le coût au propriétaire.
À Trois-Rivières, le Règlement sur les nuisances interdit aux propriétaires de « laisser un bâtiment ou un logement dans un état de malpropreté, de détérioration ». En cas de contravention, la Ville, en plus de procéder elle-même aux travaux aux frais du propriétaire sur autorisation de la Cour, peut imposer des amendes de 500 $ à 1 000 $ par jour dans le cas d’une personne physique, et de 1 000 $ à 2 000 $ par jour dans le cas d’une entreprise.
« De façon générale, ces pouvoirs-là sont peu utilisés par les municipalités. Et paradoxalement, c’est en temps de crise du logement que l’entretien des immeubles est le plus négligé », fait remarquer Martin Blanchard, porte-parole du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ).
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Une recherche dans la base de données des jugements de la Cour supérieure montre que des villes ont obtenu avec succès la permission d’exécuter elles-mêmes des travaux d’entretien sur des immeubles de leur territoire. C’est le cas de la Ville de Coaticook, en Estrie, qui, en 2013, a forcé un propriétaire récalcitrant à entreprendre la réfection du toit, le renforcement des planchers, la reconstruction de murs et le remplacement de portes et fenêtres.
Plus récemment, les municipalités de Rivière-Bleue au Bas-Saint-Laurent, de Sainte-Agathe-des-Monts dans les Laurentides, de Montréal et de Dosquet dans Chaudière-Appalaches se sont également prévalues avec succès de ce pouvoir.
L’immeuble toujours à l’abandon
« C’est alarmant qu’une éviction comme celle-là se produise dans une municipalité où il y a un règlement qui permettrait de pallier la situation. Les effets sur les locataires, ce sont des effets qui peuvent briser des vies », déplore Martin Blanchard.
Le porte-parole de la Ville de Trois-Rivières, Mikaël Morrissette, indique pour sa part qu’aucune plainte n’a été reçue en lien avec l’état intérieur du 1146 Saint-Prosper avant la mi-octobre. Suite à l’éviction, en novembre, la Ville a fait parvenir au propriétaire de l’immeuble une liste de travaux à exécuter. « Aucun constat n’a été émis à ce jour puisque les délais [pour réaliser les travaux] ne sont pas dépassés », a-t-il indiqué. M. Morrissette n’a toutefois pas été en mesure de préciser la nature des travaux requis ni quel délai a été accordé au propriétaire pour remettre l’immeuble en bon état. Impossible donc de savoir quand les logements seront de nouveau disponibles pour accueillir des locataires.
Le conseil municipal de Trois-Rivières travaille actuellement à l’élaboration d’une Politique d’habitation qui devrait être présentée au cours du premier trimestre de 2023. Pour le conseiller Dany Carpentier, « on ne sort pas quelqu’un de la rue avec un trousseau de clés. On a besoin de services d’accompagnement. C’est le gros changement de paradigme. » Un plan d’action est promis en lien avec la Politique.
Alors que le Québec connait une sévère crise du logement, les organismes en logement pourraient-ils faire davantage appel aux villes pour forcer les propriétaires récalcitrants à assurer la salubrité des logements ? Pour Claude Jalette, coordonnatrice d’InfoLogis Mauricie, c’est une avenue à explorer : « On ne parle pas juste de créer un registre des loyers, il faut aussi voir à la bonne condition des logements », avance-t-elle. « Il y a une concertation du milieu [autour de la Politique d’habitation en élaboration]. Mais il faudra aussi des moyens financiers ».