Passées sous silence, taboues ou carrément controversées, les questions posées dans cet espace cherchent à remettre en question le statu quo et les idées préconçues, afin de susciter la réflexion ! Ce mois-ci, La Gazette interpelle des acteurs du milieu communautaire pour répondre aux questions suivantes :
L’action communautaire autonome est-elle toujours autonome ? Les organismes communautaires sont-ils devenus de simples sous-traitants à rabais des services publics ? Le tigre communautaire a-t-il perdu ses griffes ?
Henri Lamoureux – Auteur et socio-éthicien
Le Québec se présente comme une société distincte se caractérisant par sa culture, ses outils de développement économique, ses institutions politiques et un vaste archipel d’organismes communautaires qualifiés d’autonomes.
Généralement, ces organismes réalisent quatre types d’activités visant le bien commun : a) ils livrent des services de toute première nécessité là où de tels services ne sont pas ou sont mal rendus; b) ils réalisent un important travail d’éducation populaire visant à élever le niveau d’autonomie des gens afin qu’ils soient des sujets actifs de leur développement; c) ils sont aussi un relai entre certains groupes sociaux et l’État; d) si nécessaire, ils développeront des stratégies de lutte visant à rendre notre société plus cohérente par rapport aux valeurs qui nous caractérisent et nous animent.
Une autonomie menacée ?
La question se pose, notamment dans le contexte où l’État, reconnaissant de facto leur indéniable utilité sociale, offre à ces organismes un important soutien financier. Dans la mesure où ce soutien n’est pas conditionnel à des directives imposées par l’État visant leur fonctionnement ou leur stratégie d’intervention, l’autonomie des organismes devrait être préservée.
Une autre inquiétude se manifeste depuis que d’importants mouvements se sont développés pour donner corps à ce que la CSN qualifiait au siècle dernier de « deuxième front », soit celui des conditions de vie. Les organismes communautaires sont le produit de la nécessité, étant au plus proche de leurs milieux. Il peut être tentant pour les instances politiques et administratives, de relayer à ces ressources de la société civile une part de responsabilités dans la gestion de certains problèmes socio-sanitaires. Ceux-ci deviennent alors des sous-traitants de l’État et accomplissent, généralement à rabais, des tâches qui devraient être réalisées par des salarié.e.s de la fonction publique.
Comment faire alors pour à la fois répondre aux besoins du moment tout en demeurant déterminés à combattre un système qui entretient les problèmes socio-sanitaires auxquels nous sommes confrontés? Telle est la question que je me pose après cinquante ans d’engagement social.
Marie-Line Audet – Directrice générale de la Table nationale des corporations de développement communautaire (TNCDC)
Un des constats que l’on retire du règne libéral des deux dernières décennies, c’est une évolution du rapport entre le gouvernement et les organismes d’action communautaire qui tend vers l’instrumentalisation et la prestation de services. Ceci dit, plusieurs événements récents me laissent entrevoir une réaffirmation de l’autonomie des organismes communautaires.
D’abord, le gouvernement du Québec a mené en 2019 une vaste consultation en vue de déployer un nouveau plan d’action gouvernemental en action communautaire axé sur un meilleur soutien, une meilleure reconnaissance et s’inscrivant dans le renforcement de la politique de l’action communautaire de 2001 qui reconnait l’autonomie des organismes. Plus d’une centaine de mémoires ont été déposés afin de mettre en lumière les besoins, mais aussi de réitérer la prépondérance du soutien gouvernemental à la mission et l’importance de l’autonomie de gestion et d’action des organismes. Même les consultations auprès des milieux municipal et philanthropique débouchent sur les mêmes constats. Il semble donc y avoir un consensus.
Par ailleurs, il va sans dire que si les organismes d’action communautaire sont en mesure de jouer un rôle clé pendant la crise socio-sanitaire actuelle, c’est grâce à leur autonomie face aux orientations gouvernementales. C’est elle qui leur permet d’avoir une grande capacité de résilience et d’adaptation, et ce, sans incidence aucune sur les conventions de subvention. On a laissé aux conseils d’administration le soin d’évaluer la capacité de l’organisme à rendre ou non des services adaptés de façon sécuritaire pour les travailleuses et pour les populations qu’ils rejoignent.
En somme, avec l’arrivée d’une nouvelle administration, les organismes nourrissent l’espoir que les rapports de pouvoir s’estompent et que le milieu communautaire soit traité en réel partenaire du gouvernement du Québec. Ainsi, on s’attend à un moment historique au printemps prochain avec l’annonce d’un nouveau plan d’action gouvernemental en action communautaire. Si le gouvernement semble être à l’écoute, reste à voir s’il profitera de l’occasion pour mettre en place un meilleur financement à la mission et des mesures structurantes pour améliorer le respect de l’autonomie des groupes.
Marc Benoît – Coordonnateur du Regroupement des organismes d’éducation populaire autonome de la Mauricie (ROÉPAM)
D’un point de vue strictement légal, le milieu communautaire préserve toujours son autonomie face à l’état québécois. Néanmoins, l’arrivée progressive du financement dit « par projet » (et non à la mission globale) a de facto forcé le milieu communautaire à abandonner une certaine part de son autonomie au profit des bailleurs de fonds. Il existe dès lors un décalage entre la définition officielle de ce que sont l’action communautaire autonome et sa réalité concrète, tel qu’elle est vécue par les différents organismes.
C’est un secret de polichinelle que le milieu communautaire s’est « professionnalisé » au fil du temps. Il est passé d’un mouvement bénévole imprégné par la foi catholique à un milieu où le salariat laïcisé prédomine largement. Cette transformation vers le salariat fut généralement positive, plus particulièrement pour l’autonomie financière des femmes au Québec (celles-ci composent très majoritairement le milieu communautaire). Par contre, cette transformation majeure a aussi provoqué un effet pervers : la création d’une opposition artificielle entre le salariat peu syndiqué (et souvent mal payé) des organismes communautaires et le fonctionnariat très syndiqué (et bien rémunéré) de l’État québécois. Dans ce cas précis, même si on ne peut parler de sous-traitance au sens réel du terme, il existe bel et bien une tendance lourde au sein de la classe politique à percevoir le milieu communautaire telle une source de services publics « bon marché ».
Le milieu communautaire ne forme pas un ensemble monolithique et certains secteurs d’activités ont – de par la nature même de leur mission – une approche plus revendicatrice que d’autres. Cette réalité est largement comprise et acceptée. Il faut cependant s’inquiéter de l’influence croissante au sein des organismes communautaires de ce que nous pourrions appeler, faute de mieux, un « modèle de gestion inspiré des PME ». Ce modèle de gestion est axé sur quelques éléments clés : l’importance de l’image de marque, l’efficacité et le développement des services offerts, une hiérarchie relativement stricte ainsi qu’une dépolitisation complète des activités. Si cette influence venait à s’incruster définitivement au sein du milieu communautaire, ce dernier ne perdrait pas simplement ses griffes, mais aussi une grande part de son identité.
Marie-Pier Drouin – Au nom de l’INTER-CDC de la Mauricie
Une chose est sûre, le tigre « communautaire » n’a pas perdu ses griffes ! Son approche globale, qui place la personne au cœur de l’intervention, préconisant la prévention, l’écoute et les pratiques citoyennes a fait ses preuves. Son expertise se distingue par une culture de prise en charge du milieu par et pour celui-ci et cette expertise commence là où s’arrête le travail du réseau public.
De ce fait, la mise à mal du système public des dernières décennies a mis une pression énorme sur les groupes communautaires, les amenant inévitablement à pallier lorsque le système déborde. Trop souvent les lacunes du système se transposent sur les épaules des travailleuses et travailleurs du communautaire. Lorsqu’on sait que les groupes communautaires naissent de la volonté de citoyennes et de citoyens de trouver une réponse adéquate à leurs difficultés, force est de constater que les besoins sont énormes au sein de nos collectivités.
Il est vrai que pour développer une expertise de plus en plus nécessaire, en répondant à une demande de plus en plus grande, les organismes communautaires font face à un enjeu important de financement.
L’insuffisance du financement à la mission et les balises rigides du financement par projet, réduit considérablement le pouvoir d’agir autrement des groupes communautaires et leur liberté de faire les choses à leur façon.
L’autonomie des groupes se traduit par la force de leur vie associative et démocratique, mais les contraintes de financement représentent toujours un danger pour le maintien de cette autonomie. Avec ces nombreuses contraintes auxquelles ils font face, le maintien d’un tel niveau d’autonomie démontre une fois de plus leur capacité de résistance et la vigueur de leurs principes. Seul un financement à la mission suffisant pourra réduire les risques de voir le tigre perdre ses griffes.
Consultez notre dossier Le communautaire : un tigre dégriffé ?