Alex Dorval – Société – juillet 2021
« Territoire non cédé » : voilà une expression de plus en plus prononcée, non seulement par les représentants des diverses nations autochtones peuplant le Québec et le Canada, mais également par les élus allochtones du pays lors de prises de paroles médiatisées. Legs de la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats « indiens » menée de 2007 à 2015, cette reconnaissance symbolique des droits des Autochtones dans l’espace public sous-tend également un lot de revendications de la part des Premières Nations, notamment sur le plan de la protection de leurs langues, de leurs territoires et des modes de gouvernance autochtone.
Bien que la reconnaissance de la présence initiale des autochtones sur le territoire constitue un premier pas vers la réconciliation des divers peuples y cohabitant aujourd’hui, certains Autochtones aimeraient voir les élus passer de la réconciliation symbolique à la table de négociation.
C’est le cas notamment de Serge Otsi Simon, grand chef mohawk de Kanesatake qui publiait le 7 juin une lettre dans La Presse s’adressant au gouvernement Legault. Rappelant que le Québec s’est constitué sur des territoires non cédés autochtones, ce dernier demandait à François Legault d’inclure les notions de protection du territoire, des langues et de la culture des Premières Nations dans sa tentative d’inclure le Québec comme nation dans la constitution canadienne, avec actuellement comme seule langue officielle, le français. Si ce projet de Loi 96 devait ainsi se concrétiser, le chef Simon indique qu’il s’agirait là, ni plus ni moins, d’une « deuxième colonisation ».
Questionné à savoir si le gouvernement allait donné suite à cet appel à la négociation, le bureau du ministre Simon Jolin-Barrette a répondu par courriel que « Le PL96 Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, concerne la langue française. Il s’agit de deux enjeux distincts. Nous tenons toutefois à réitérer l’importance que nous accordons aux droits des communautés autochtones, dont celui de maintenir et de développer leur langue et culture d’origine tel que reconnu par la Charte de la langue française. Le projet de loi 96 respecte l’esprit de la loi 101. En ce sens, tout comme la Charte actuelle, le PL96 ne mine d’aucune façon le droit inaliénable des Premières Nations et des Inuits d’assurer le maintien et le développement de leur langue et de leur culture traditionnelle. »
Malgré la reconnaissance des droits autochtones de la part des gouvernements allochtones, les divergences d’opinions sur la nature et l’interprétation des politiques semblent, dans bien des cas, maintenir la négociation avec les Premières Nations au point mort.
La reconnaissance, purement symbolique ?
« Il faut distinguer que le principe de reconnaissance est d’abord symbolique et donc que son importance n’est pas juridique, mais vise surtout à prendre acte de la présence autochtone sur les territoires et à lutter contre l’invisibilité de ces peuples, dont parlait Richard Desjardins déjà il y a quelques années. C’est important, car ça change la vision de la société », explique Sébastien Brodeur-Girard, professeur en droit et gouvernance autochtones à l’École d’études autochtones de l’UQAT.
En matière de reconnaissance des droits des Premières Nations, M. Brodeur-Girard constate un certain retard du gouvernement québécois face aux gouvernements du reste du Canada : « Tranquillement le droit canadien s’ouvre aux traditions juridiques autochtones. Le droit civique du Québec et le Common Law évoluent ensemble, alors pourquoi ne pas reconnaître le droit autochtone et enrichir notre rapport au territoire et au vivre-ensemble ? »
Le professeur cite en exemple la Faculté de droit de l’Université de Victoria en Colombie-Britannique qui forme spécifiquement des avocats en droit autochtone.
Mais si la question de la reconnaissance symbolique sous-tend des revendications sur le plan juridique, peut-on dire que cette reconnaissance est purement symbolique ? À partir de la reconnaissance des droits, les Premières Nations seraient-elles en mesure d’exiger plus facilement la concession de territoires « non cédés » ? Et serait-ce là la crainte du gouvernement québécois déjà aux prises avec ses propres revendications en matière de souverainetés territoriale et culturelle au sein de la fédération canadienne ?
« il faut se rappeler qu’il n’y a pas eu de signature de traité ni de conquête. Ces gens-là ont toujours continué à habiter le territoire, ils ont même aidé les colons à s’installer, puis ils se sont fait tasser » – Sébastien Brodeur-Girard, Professeur à l’École d’études autochtones de l’UQAT
Les revendications autochtones « ça finit où ? »
Dans une formation offerte par les Centres d’amitié autochtone de la Mauricie aux organismes communautaires de la région, un intervenant allochtone avait posé cette question qui était restée en suspens : « Ça finit où ? »
« La question ce n’est pas ça finit où, mais c’est ça commence où ? Il faut inverser la dynamique, il faut se rappeler qu’il n’y a pas eu de signature de traité ni de conquête. Ces gens-là ont toujours continué à habiter le territoire, ils ont même aidé les colons à s’installer, puis ils se sont fait tasser », fait valoir M. Brodeur-Girard.
Face à la crainte que certains Québécois et Québécoises pourraient avoir de perdre des droits sur l’occupation de certaines terres, le professeur explique qu’il s’agit avant tout d’une vision de cohabitation :
« Il n’est pas question de dire ”On reprend le contrôle de tous nos territoires et retournez en Europe !”. C’est plutôt la cogestion qui intéresse les Premières Nations. »
Au-delà de la reconnaissance, le professeur affirme qu’il y a bel et bien des revendications sur lesquelles il faudra se pencher si le Québec souhaite établir une relation de réconciliation sincère avec les Premières Nations. Le nœud de la négociation comme dans bien des enjeux semble prendre forme lorsque la discussion glisse en territoires économiques.
« Des entreprises forestières et entreprises minières opèrent depuis des décennies, voire des siècles, sans que les nations qui occupaient déjà le territoire puissent toucher de redevances financières », fait remarquer Sébastien Brodeur-Girard. « Les Cris et les Inuits sont allés devant les tribunaux et ont fini par obtenir la signature de traités, mais pour d’autres nations, dont les Innus et les Atikameks, ça traîne parfois depuis plus de 40 ans. »
Négociation sans judiciarisation, c’est possible ?
Ghislain Picard, Chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador déplorait dans La Presse l’attitude d’Ottawa qui consiste à systématiquement judiciariser les négociations avec les nations autochtones.
Le problème selon M. Brodeur-Girard serait qu’Ottawa approche les notions de droit et de territoire dans une conception occidentale qui ne cadre pas avec celle des Premières Nations : « On arrive avec une vision libérale de la propriété qui s’est développée au 16e et 17e siècle en Europe et qui dit que chaque bout de terrain doit appartenir à telle personne ou tel groupe et qui exige que ce soit bien défini sur papier. Ce qui ne convient pas à la façon dont les peuples autochtones s’entendaient entre eux par traité d’alliance mettant l’accent sur la relation orale et la responsabilité partagée envers le territoire plutôt que sur le contrat écrit et la vigilance qui tend à diviser. »
Cette conception occidentale du territoire et de ses limitations se transposerait « dans le moule juridique canadien, comme dans la Loi sur le statut des Indiens, qui vient définir qui est indien et qui ne l’est pas, et ce à quoi il a droit. »
Dans la tradition autochtone, le territoire n’est pas « possédé », mais plutôt « occupé » par des groupes divers qui ont des responsabilités partagées envers la protection de celui-ci, de la nature et des êtres vivants qui l’occupent.
Cela expliquerait pourquoi les modèles de négociation judiciaires imposés par Ottawa sont souvent réfutés par les peuples autochtones. Questionné sur ce à quoi ressembleraient les modèles de négociation et de gouvernance autochtones, M. Brodeur-Girard cite en exemple le fameux wampum à deux voies. Cette banderole présentant deux lignes mauves symbolisant le navire de la Couronne et le canot des Premières Nations est souvent brandie dans les tribunaux canadiens. Ce geste, comme le faisait remarquer l’avocate spécialisée en droit autochtone Jacynthe Ledoux, « s’inscrit en continuité avec une posture de contestation de la juridiction des tribunaux canadiens qu’appuie une lecture du wampum à deux voies qui insiste sur le principe d’autonomie. »
« La réalité politique fait que les Premières Nations sont obligées d’avancer selon les règles imposées qui exigent de délimiter des territoires. On oblige à délimiter les frontières, à parler de possession plutôt que d’aller vers des approches plus constructives. », insiste M. Brodeur-Girard qui nuance que « le processus de réconciliation nécessite également des négociations entre les diverses nations autochtones elles-mêmes. »
Invité à projeter à quoi pourrait ressembler la cogestion des territoires comme souhaité par les Premières Nations, M. Brodeur-Girard évoque des « zones partagées avec redevances, combinées à des zones plus larges où la consultation des Premières Nations serait requise. Il y a moyen de moduler de cette façon-là, mais il faut d’abord commencer par reconnaître les droits des Premières Nations, et c’est là que la reconnaissance entre en jeu. »
Préjugés sur la gouvernance autochtone
Le professeur soutient que les préjugés envers les individus des Premières Nations se transposent dans des préjugés envers les groupes de représentation et institutions autochtones : « On commence tout juste à parler des savoirs et des modes de gouvernance autochtone. » Il fait également valoir que la gouvernance autochtone a sa propre histoire qui a elle aussi sa modernité, pas si étrangère à celle des blancs d’Amérique : « Les femmes prennent de plus en plus d’importance au sein des conseils de bande. »
Bien qu’il constate un retard dans la reconnaissance du Québec par rapport au reste du Canada, le professeur semble plein d’espoir : « on dirait que là c’est en train de se passer. La mort de Joyce Echaquan a surement contribué à cet éveil de la conscience populaire. De plus en plus de gens admettent qu’il y a des problématiques sérieuses auxquelles on doit s’attaquer aujourd’hui. Il faut accepter que les solutions viennent des communautés et que tout ça ne se fera pas du jour au lendemain. »