Alex Dorval – Culture – janvier 2021

Comment maintenir les arts vivants si les artistes quittent le navire ? C’est la question que notre animateur Robert Aubin pose à ses artistes invité.es dans l’épisode 3 de La Tête dans les Nuances, notre balado de réflexions publiques. En effet, un récent sondage de la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec chiffre à 57 % le nombre d’artistes qui songent actuellement à quitter le métier ou qui ont temporairement trouvé un autre emploi. Le pouls est similaire du côté du Regroupement québécois de la danse (52%).

La double vie des artistes

La pandémie a accentué un phénomène qui existait déjà auparavant. Selon une étude sur la protection sociale des artistes publiée en (2012), « la majorité des artistes n’arrivent pas à vivre de leur art et mènent une double vie, l’une consacrée au travail artistique, l’autre à divers emplois ou activités complémentaires, ces derniers subventionnant en quelque sorte leur travail de vocation ».

Cette affirmation découle de la comparaison des systèmes de protection sociale des artistes et autres travailleurs indépendants dans six pays européens et aux États-Unis. L’étude réalisée sous la direction de Martine D’amours et Marie-Hélène Deshaies, respectivement professeures au Département des relations industrielles et à l’École de travail social et criminologie de l’Université Laval, avait pour objectif d’identifier des modèles qui pourraient être pertinents pour le Québec.

Un statut d’emploi ambigu

Dans une lettre publiée dans Le Devoir en juin dernier, Mmes D’Amours et Deshaies expliquent que les artistes et les travailleurs indépendants sont « exclus de certaines protections ou doivent payer une double contribution pour un même niveau d’indemnisation. »

Le déficit de protection sociale chez les artistes serait attribuable en partie à leur statut de travailleur indépendant. Il toucherait plus spécifiquement les écrivain.es, les artistes visuels et travailleur.euses des métiers d’art.

Les risques du métier

À l’instar des travailleurs indépendants, les artistes sont confrontés aux risques de sous-emploi, de fluctuation de la demande, de maladie, d’accident de travail, de parentalité (incluant la proche aidance), etc. À ces risques s’ajoute la précarité du « travail invisible » des artistes.

En effet, la création d’une œuvre, la répétition, l’entraînement, la recherche, l’idéation, l’entretien de réseaux, le temps consacré à la diffusion, etc., occupent des heures non-rémunérées et exigent souvent une flexibilité d’horaire. L’étude souligne que « ce travail invisible non-rémunéré […] entraîne ‘’une discontinuité des engagements et des revenus’’ (Capiau, 2000), qui entre en conflit avec les règles classiques de l’assurance-chômage. »

Révision des Lois sur le statut d’artiste

Le Ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ) annonçait en novembre la reprise du processus de révision de la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma, ainsi que de la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs. Le processus avait été interrompu au début de la pandémie sur demande du milieu. Cette révision vise, selon le MCCQ, à faciliter l’application de ces deux lois et à les moderniser pour favoriser un environnement propice à la création et au rayonnement des arts et de la culture.

Étrangement, Mme D’Amours nous informe que son équipe n’a pas été interpellé par le MCCQ ou quiconque du milieu artistique pour présenter leur étude et recommandations. La professeure et sa collègue Mme Deshaies ont toutefois été appelées comme consultantes sur le Groupe de travail du premier ministre sur le statut de l’artiste au Nouveau-Brunswick en 2019-2020 alors que la province voisine entamait elle aussi un processus de révision. L’objectif du groupe néo-brunswickois visait plus précisément à « augmenter le revenu médian des artistes et doter ceux-ci de protections contre les risques économiques, sociaux et professionnels », explique Mme D’Amours. ​Le rapport doit être déposé sous peu.

Quant au processus québécois de révision des deux lois sur le statut d’artiste, la période de consultation se terminera le 1er février 2021.

Un filet social datant de l’après-guerre

Dans une entrevue accordée à la harpiste Valérie Milot, Mme D’amours explique que les mesures de protection sociale dans les pays occidentaux datent de l’après-guerre. Ces dernières visant principalement la protection des salariés n’auraient pas été adaptées à la réalité croissante des travailleurs.euses indépendant.e.s du tournant du 21e siècle.

Bien que le travail artistique soit souvent considéré indépendant puisque non-subordonné à un employeur, l’étude stipule que les artistes comme nombre de travailleurs juridiquement indépendants, dépendent économiquement de donneurs d’ouvrage, d’agents d’artistes, de diffuseurs, etc. Sans avoir le statut d’employeur, ces derniers ont tout de même un pouvoir déterminant sur les conditions de travail, sur l’évolution de la carrière et conséquemment sur la sécurité financière des artistes.

La partie forte du contrat

Ce réseau de donneurs d’ouvrages et d’intermédiaires représenterait ainsi la « partie forte du contrat », ce qui rendrait paradoxal le fait d’attribuer à l’artiste un statut de travailleur indépendant alors que c’est précisément le manque de filet social qui rend l’artiste vulnérable et dépendant dans sa négociation de contrat.

Depuis le début des années 2000, plusieurs auteurs en relations industrielles ont fait valoir « l’intérêt de dépasser la dichotomie opposant salariat et travail indépendant et la nécessité de protéger tous ceux qui vivent de leur travail, sans se limiter aux travailleurs qui sont en situation de subordination. » Ces derniers suggèrent donc d’étendre la protection sociale, « à l’ensemble des travailleurs, définis comme des personnes dépendant d’un point de vue économique de la vente de leurs capacités de travail… »

Quelques leçons tirées des modèles européens

L’étude de Mmes D’Amours et Deshaies fait état de quelques pratiques dans les pays européens qui sans être irréprochables permettraient selon les auteures d’envisager une meilleure protection sociale des artistes au Québec. Voici quelques exemples :

  • Le statut de salarié est accordé aux artistes et ouvriers du spectacle en France et à l’ensemble des artistes belges qui sont présumés être salariés dès lors qu’ils fournissent une prestation ou produisent une œuvre artistique contre rémunération
  • Le statut de quasi-employé accordé en Allemagne aux travailleurs indépendants « économiquement dépendants », c’est-à-dire à ceux qui exercent leur travail au bénéfice d’un nombre très restreint d’entreprises ou de sociétés
  • Le cas du régime des artistes auteurs en France et du régime d’assurance sociale des artistes et auteurs indépendants en Allemagne. Ces régimes peuvent compter sur une contribution financière des acheteurs de prestations artistiques.

La contribution de tous

L’étude des professeures D’Amours et Deshaies suggère de s’inspirer des modèles européens et appelle à un partage de la responsabilité de la protection contre les risques associés au métier d’artiste en mettant à contribution l’État, les associations d’artistes, les donneurs d’ouvrage et les collectivités locales et consommateurs.

« Soit l’État édicte lui-même les normes minimales de contribution des diverses parties (comme le prévoit une loi fédérale allemande), soit il aménage un cadre permettant aux parties de négocier ces normes. »

 

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