Alex Dorval – Chronique Société – Réfléchir la gauche
« Il faut refuser de considérer le combat politique comme une joute sportive. Les forces de gauche et de droite d’aujourd’hui ne se font pas face. La droite domine la gauche, c’est en surplomb qu’elle ordonne les frontières du débat, à un tel point que les progressistes adhèrent en partie et inconsciemment aux dogmes économiques du néolibéralisme. » – “Le champ gauche”, À Bâbord, Numéro 85, Automne 2020 – Marc-André Cyr, Historien politique.
Cet extrait de l’article de l’historien politique Marc-André Cyr provient d’un mini-dossier sur la rectitude politique, publié dans la plus récente parution de la revue sociale et politique À bâbord.
Dissension au sein des voix progressistes
Il ne date pas d’hier que les luttes progressistes soient elles-mêmes le théâtre de luttes intestines où les militant.es se donnent la réplique dans une joute qui prend souvent la forme d’un dialogue de sourds. Par conséquent, le clivage qui opère présentement entre la gauche de tradition socialiste et la « nouvelle gauche », principalement préoccupée par les enjeux identitaires, est à cet égard symptomatique d’un glissement de terrain de l’axe gauche-droite – opprimés contre oppresseurs -, de la montée des positions radicales, alimentées elles-mêmes par l’ultrapartisanerie politique dans le contexte de la globalisation.
Le torse bombé
Mais gardons en tête, comme Cyr le souligne, qu’aujourd’hui, « les forces de droite et de gauche ne se sont font pas face. La droite domine la gauche ». Chacun sur ses gardes et prêts à tout instant à décocher un gazouillis frondeur, les leaders politiques de par le monde sont entrés depuis plus d’une décennie dans une guerre ouverte qui n’a plus rien d’assimilable à la nature d’un débat.
De fait, la politique ultrapartisane prend de plus en plus les apparences d’un match de lutte de la World Wrestling Entertainment (WWE). Dans l’ignorance la plus profonde (double ignorance), par la naïveté la plus pure, ou encore par une quelconque forme maligne de plaisir inconscient, on pourrait croire que tout ce spectacle n’est pas scénarisé. On pourrait aussi croire que celui qui a les plus gros bras, les meilleures répliques et la personnalité la plus forte aura gagné, simplement parce qu’il a travaillé fort, parce qu’il le mérite. C’est cette image du lutteur au torse bombé, qui vient en tête lorsqu’on tente de mettre une image sur le concept de la méritocratie, idéologie incarnée et de plus en plus assumée par une « droite décomplexée ».
Quelle tête couper ?
L’allégorie de l’arène de lutte sportive s’arrête toutefois là. Les luttes sociales et politiques, bien qu’elles fassent l’objet de stratagèmes, ne sont pas « toutes écrites d’avance ». Pas plus qu’elles ne témoignent de l’existence d’une quelconque société secrète conspirant à dominer la population mondiale en imposant une sorte de récit fataliste signalant la fin de toutes les libertés individuelles. Il serait si simple de personnifier le mal à la façon d’un vilain de la WWE. Si on pouvait donner un visage unique à l’oppression des peuples, on aurait déjà une bonne idée de la tête à couper. Mais la réalité est malheureusement beaucoup plus complexe.
Le dialogue de sourds
Les invectives idéologiques des groupes politiques et partisans se trouvent amplifiées par le phénomène de convergence d’intérêts attribuable en bonne partie aux algorithmes et à la façon dont nous absorbons ou réfléchissons le contenu sociopolitique des réseaux sociaux. On peut toutefois rester à l’extérieur de la chambre d’écho et en ressentir tout de même les effets secondaires, au point de participer à leur propagation : polarisation du contenu des grands médias conventionnels, diminution des espaces de réflexions publiques, difficulté à débattre avec son entourage sans que chacun et chacune se braquent dans son opinion.
Une guerre culturelle
En réaction à la droite « décomplexée » qui affirme sa supériorité et par conséquent déclare ouverte une forme de « guerre culturelle », une nouvelle gauche se bombe le torse et saute dans l’arène ! Cette nouvelle gauche, comme le fait remarquer Cyr, s’attaque en bloc à toutes formes d’injustice : « sexisme, racisme […] homophobie, transphobie, capacitisme, grossophobie, anthropocentrisme[…] »
À toutes les injustices, ou presque…
En se référant aux écrits du sociologue Thomas Frank (Pourquoi les pauvres votent à droite, Paris, Agone, 2008), Cyr soutient que cette « guerre a déplacé la division entre les riches et les pauvres pour qu’elle recoupe désormais l’élite et le peuple ». Un déplacement du débat orchestré par la droite – non sans l’apport de la « gauche libérale » – pour « gommer les rapports de force, les renverser dans les esprits afin que la population continue de s’identifier à ses dirigeants », ajoute-t-il. Et la nouvelle gauche, qui se targue d’être de tous les combats, serait en quelque sorte tombée dans le panneau de la personnification du débat, cherchant davantage à s’attaquer aux citoyens ordinaires et à l’élite intellectuelle, aux artistes et aux professeurs universitaires plutôt qu’aux accapareurs de richesse et de pouvoir. Au lieu de s’attaquer à ceux et celles qui utilisent sciemment leurs privilèges et pouvoir à des fins d’oppression.
« En négligeant l’économie et la lutte des classes, la nouvelle gauche cadre ainsi parfaitement son discours à l’intérieur de la guerre culturelle déclarée par la droite. Alors que cette dernière se targue de défendre le peuple ”ordinaire” face à l’élite intellectuelle progressiste, la gauche réplique que ce peuple est en fait porteur de sexisme et de racisme […] Aucune identité émancipatrice collective n’est considérée… » – Marc-André St-Cyr,
Intégrer la lutte des classes
Cette nouvelle gauche ne devrait-elle pas intégrer la lutte des classes à son champ d’action en s’attaquant principalement aux richissimes classes dirigeantes et aux structures hiérarchiques du pouvoir ? Elle pourrrait ainsi dépasser le cadre de la politique de « reconnaissance symbolique » de la gauche libérale :
« Il pleure sur le sort des minorités tout en laissant intactes les structures sociales qui reproduisent leur domination. », fait valoir Cyr au sujet du premier ministre Justin Trudeau.
L’instrumentalisation politique des positions identitaires ne justifie-t-elle pas que nous recentrions le débat au sein de la société civile – de nos médias et de nos universités entre autres – afin de passer au tamis ces idéologies cristallisées et d’en extraire que ce qui peut être matière à réflexion ?
Les luttes sociales, bien qu’elles n’aient rien à voir avec les matchs de luttes de la WWE, doivent être reconnues comme des luttes à part entière, c’est-à-dire comme des combats, dirigés contre des inégalités atroces perpétuées encore aujourd’hui par le maintien des structures et politiques de domination imposées par les classes dirigeantes, et non pas comme une simple « reconnaissance symbolique » de bévues qui seraient maintenant choses du passé.
Au sujet de cette nouvelle gauche, Cyr insiste :
« En phase avec la guerre culturelle, ce qui lui manque, c’est la dialectique la raccordant à l’économie. Sans cette mise en relation, la lutte identitaire reste strictement formelle […] à l’inverse, une lutte strictement économique serait elle aussi abstraite puisqu’elle laisserait de côté les modalités concrètes permettant aux inégalités de se reproduire. L’économie vient donc lier entre elles les différentes luttes. Elle appelle à fédérer les particularités pour viser le dépassement, non seulement de l’économie capitaliste, mais de toutes les oppressions. »
N’est-ce pas là d’ailleurs l’essence d’une lutte sociale inclusive et émancipatrice ?