Au lendemain de la Confédération, le Québec se retrouve divisé entre libéraux et conservateurs. Les Québécois s’attachent alors à leurs partis politiques comme à leurs équipes sportives. Cependant, le politicien trifluvien Arthur Turcotte (1845-1905), qui refuse de jouer le jeu des partis, fait figure d’exception.
Comme son père Joseph-Édouard Turcotte (1800-1864) – à qui on doit la terrasse du même nom –, Arthur Turcotte a été maire de Trois-Rivières, en 1876 et 1877, mais il a surtout été député de Trois-Rivières à l’Assemblée législative du Québec de 1876 à 1881, puis de 1884 à 1890.
Turcotte est élu député en 1876 lors d’une élection partielle. Il se présente comme candidat conservateur, mais son parti appuie plutôt le maire Télésphore-Eusèbe Normand (1832-1918). La course se fait donc entre deux candidats conservateurs, aucun libéral n’osant se présenter dans le fief de Mgr Laflèche, l’évêque de Trois-Rivières, qui entretient des rapports houleux avec les libéraux. Finalement, Turcotte remporte le vote avec 632 voix contre 428.
Simple député, Turcotte parvient toutefois à influencer la législation. Par exemple, en 1878, il présente un projet de loi pour exempter de saisie la moitié du salaire des journaliers afin que ceux-ci aient toujours un revenu suffisant pour subvenir à leurs besoins. Bien que Turcotte soit député de la même allégeance que le gouvernement en place, celui-ci s’oppose à sa proposition. Il parvient néanmoins à rallier suffisamment de députés des deux partis pour la faire adopter.
Turcotte est réélu par acclamation aux élections générales de 1878, qui se soldent par une égalité presque parfaite : 33 conservateurs contre 32 libéraux. Ces derniers provoquent la surprise en proposant que Turcotte soit élu Orateur (ancien titre du Président) de la Chambre. Au grand dam de ses collègues conservateurs, Turcotte accepte. Il est élu par 33 voix contre 32. C’est la première et dernière fois qu’un Président de la Chambre des communes est élu par lui-même.
En tant qu’Orateur, Turcotte assure la survie du gouvernement libéral. La stratégie du chef conservateur Joseph-Adolphe Chapleau (1840-1898) consiste à transformer toutes les propositions en votes de confiance, lesquels se soldent invariablement par une égalité des voix. À Turcotte revient alors la responsabilité de trancher, et il soutient le gouvernement.
Arthur Turcotte défend son attitude en expliquant que « les deux partis ne sont pas divisés par des principes ». Les journaux conservateurs rivalisent d’imagination pour qualifier son soutien aux libéraux : infamie, corruption, criminel, flétrissure, monstrueux et déshonneur ne sont que quelques-uns des termes employés. Le Journal des Trois-Rivières fait circuler une pétition pour demander à la Chambre d’expulser l’Orateur. La pétition est présentée en Chambre, mais la majorité libérale la rejette de même que quatre députés conservateurs, qui considèrent qu’il appartient aux électeurs de Trois-Rivières de juger Turcotte et non aux députés.
Les conservateurs obtiennent leur revanche aux élections générales de 1881, lorsque l’ancien député conservateur Sévère Dumoulin (1829-1920) est élu dans Trois-Rivières avec une majorité de 51 voix. Cette élection est toutefois annulée par les tribunaux pour cause d’irrégularités. Turcotte affronte à nouveau Dumoulin lors d’une élection partielle en 1884 et l’emporte cette fois par 184 voix. Turcotte dit demeurer conservateur, mais veut faire passer les intérêts de Trois-Rivières et de la patrie avant ceux du parti : « Je n’ai pas été élu pour appuyer le gouvernement à tout prix. J’ai été élu pour donner carrément mon opinion. »
En 1885 se produit un soulèvement dans le Nord-Ouest du Canada. Dirigés par Louis Riel (1844-1885), les Métis, les Cris et les Assiniboines se tournent vers l’action militaire pour défendre leurs droits. Ce soulèvement va se solder par la répression violente des Premières Nations et la pendaison de Riel. Arthur Turcotte est le premier à prendre la parole pour défendre Riel. Il demande à la Chambre de reconnaître que le soulèvement armé a été causé par l’incurie du gouvernement fédéral et qu’il s’agit d’un acte de désespoir et non d’une trahison. Il critique « l’esprit de parti [et] de parti pris qui fausse l’opinion ou les appréciations ».
Avec d’autres députés conservateurs favorables à Riel, Turcotte rejoint le nouveau Parti national. Il est réélu député de Trois-Rivières en 1886 et nommé ministre dans le gouvernement d’Honoré Mercier (1840-1894). Lors des élections de 1890, le Journal des Trois-Rivières, résolument anti-Mercier, fait à nouveau campagne contre Turcotte et appuie le candidat conservateur, à savoir le maire Télésphore-Eusèbe Normand, dont il loue la « conduite irréprochable ». Normand l’emporte contre Turcotte avec une majorité de 43 voix.
On se souviendra donc d’Arthur Turcotte comme d’un personnage politique qui refusait de suivre aveuglément la ligne de parti. Il était avant tout loyal à son comté de Trois-Rivières, à ses principes et à sa nation. Il y a longtemps qu’une telle indépendance d’esprit ne s’est manifestée chez un élu québécois.
Illustration : Jocelyn Jalette